Une parole bouleversante — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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Une parole bouleversante

Prédication du dimanche 4 août 2019 par le pasteur Christian Baccuet.

Lectures : 

- Jérémie 17, 5-8

- Luc 6, 20-26

 

Heureux les riches, ils sont les plus forts et le monde est à eux. Heureux ceux qui ont tout en abondance, c’est un don de Dieu qui récompense leur labeur. Heureux ceux qui rient, l’avenir est à eux. Heureux ceux dont tout le monde dit du bien, ils peuvent exercer leur pouvoir sans peine.

Mais malheur aux pauvres car ils ne rapportent rien. Malheur à ceux qui ont faim, c’est la conséquence de leur oisiveté et de leur négligence. Malheur à ceux qui pleurent, c’est la marque de leur faiblesse et de leur lâcheté. Malheur à ceux que l’on hait ou que l’on insulte à cause de Jésus-Christ : c’est le prix de leurs illusions.

Ce que je viens de vous dire vous choque ? Alors ce monde dans lequel nous vivons doit vous choquer, vous sembler dur et sans pitié. Alors les paroles qui suivent doivent résonner pour vous comme une bonne nouvelle.

Mais peut-être que ce que je viens de dire ne vous choque pas plus que cela, parce que notre monde fonctionne ainsi et qu’il vaut mieux s’en accommoder. Alors les paroles qui suivent risquent de vous choquer !

 

1. Des paroles qui bousculent

Lecture : Luc 6, 20-26 (Traduction français courant)

Jésus regarda alors ses disciples et dit :

« Heureux, vous qui êtes pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous !

Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous aurez de la nourriture en abondance !

Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez !

Heureux êtes-vous si les hommes vous haïssent, s'ils vous rejettent, vous insultent et disent du mal de vous, parce que vous croyez au Fils de l'homme. Réjouissez-vous quand cela arrivera et sautez de joie, car une grande récompense vous attend dans le ciel. C'est ainsi, en effet, que leurs ancêtres maltraitaient les prophètes.

Mais malheur à vous qui êtes riches, car vous avez déjà eu votre bonheur !

Malheur à vous qui avez tout en abondance maintenant, car vous aurez faim !

Malheur à vous qui riez maintenant, car vous serez dans la tristesse et vous pleurerez !

Malheur à vous si tous les hommes disent du bien de vous, car c'est ainsi que leurs ancêtres agissaient avec les faux prophètes ! »

 

On dit parfois que ces paroles prononcées par Jésus, et que l’on appelle communément « les Béatitudes », sont l’opium du peuple. Elles seraient consolation illusoire pour ceux qui souffrent, pour les faire patienter dans leur malheur en attendant une récompense plus tard, plus loin, dans l’au-delà. Elles les endormiraient et cela permettrait à l’injustice de rester supportable, et aux puissants, aux riches, à ceux qui vivent dans l’abondance, à ceux qui rient, à ceux que l’on honore, de rester aux bonnes places.

Pourtant ces paroles, si on les lit attentivement, sont scandaleuses. Elles vont à contre-courant de notre monde. Qu’y a-t-il de plus contraire aux aspirations de nos vies que de vivre dans la pauvreté, de manquer du nécessaire pour manger, d’assumer ses larmes, de se heurter aux moqueries et aux insultes à cause de sa foi ? Qu’y a-t-il de plus naturel que de vouloir être riche, ne manquer de rien, rire et être aimé ? Les Béatitudes sont choquantes, car elles disent un renversement de situation, un ébranlement profond des bases de notre monde : heureux les pauvres, malheureux les riches.

 

2. Quatre précisions

Pour bien comprendre ce que Jésus dit par ces phrases, je voudrais partager avec vous quatre remarques.

a. Une dynamique

D’abord, il nous faut faire attention aux mots : « heureux », « malheureux »... la traduction est trompeuse.

En grec, le terme que l’on traduit par « heureux » (μακάριοι) ne dit pas un sentiment statique. Il n’exprime pas un sentiment béat, immobile, figé. Il n’est ni un constat ni un jugement. Il signifie un élan, une dynamique. Il correspondrait à l’italien « avanti » : allez, debout, on y va, en route ! Quand Jésus dit « heureux ! », il relève. Il dit qu’une espérance est promise à ceux qui souffrent, qui sont pauvres, qui ont faim, qui pleurent, qui sont persécutés pour leur foi. Il y a quelque chose plus loin, plus fondamental : le royaume de Dieu, de la nourriture en abondance, des rires, une place « dans le ciel » (manière hébraïque de dire auprès de Dieu). Vous avez maintenant un creux, un manque dans votre vie. Ce vide vous permet d’avoir une place pour l’espérance. Vous souffrez maintenant, mais votre horizon est éclairé. Et parce qu’il est éclairé, vous pouvez reprendre courage, vous mettre debout, vous mettre en route. Vous êtes heureux non pas parce que vous êtes pauvres, mais parce que le Royaume vous est offert, la grâce vous est donnée, l’amour de Dieu est pour vous qui en avez besoin. Heureux êtes-vous maintenant de ne plus être des hommes et des femmes esclaves écrasés, mais des êtres vivants en mouvement. « Heureux ! », c’est un appel à la vie : continuez à espérer, à croire, à aimer !

Le terme que l’on traduit par « malheur à » (οὐαὶ) n’est pas l’inverse du mot « heureux ». En grec, il ne dit pas un souhait ou une malédiction, mais plutôt un constat : malheureux êtes-vous, vous êtes à plaindre. Ce n’est pas une condamnation, mais une plainte. « Hélas ! ». Oui, vous qui êtes riches, qui vivez dans l’abondance, qui riez, que l’on honore, vous êtes bien à plaindre. Malheureux êtes-vous, car vous avez déjà tout, vous ne manquez de rien, vous n’avez rien à espérer, aucune raison de vous mettre en marche. Vous êtes arrêtés, englués, étouffés, déjà morts. Vous n’avez plus rien à gagner, tout à perdre. C’est triste pour vous. Quel malheur pour vous…

D’un côté, les paroles de Jésus constatent tristement que ceux qui croient tout avoir n’ont plus besoin de rien (surtout pas des autres ou de Dieu !) et, de l’autre, elles relèvent ceux qui n’ont rien, sont portés par Dieu dans son cœur et sont appelés à le suivre.

b. Des paroles pour maintenant

Deuxième remarque : Jésus parle essentiellement au présent. Il ne dit pas « heureux serez-vous », mais heureux êtes-vous maintenant, malheureux êtes-vous maintenant. Jésus ne prononce pas des paroles pour plus tard, ou pour l’au-delà. Certes, il évoque un horizon, une espérance, un avenir : vous aurez de la nourriture en abondance, vous rirez, une grande récompense vous attend dans le ciel. Mais cela est déjà commencé : le Royaume de Dieu est à vous, déjà.

Au sein des difficultés et des épreuves – pauvreté, faim, souffrance, rejet – qui sont réelles, déjà le relèvement est commencé, déjà la parole de promesse agit, déjà la présence de Dieu est donnée. Jésus ne nie pas la réalité, mais il la bouscule. Ses paroles ne sont pas une méditation philosophique sur le sens de la justice. Elles décrivent une situation éclairée par demain, mais qui se vit aujourd’hui, ici et maintenant.

c. Jésus s’adresse à nous

Troisième remarque. Jésus ne prononce pas des paroles en l’air, mais il s’adresse à des personnes. Il ne parle pas « en soi », mais il parle en « vous ». Il n’énonce pas une théorie générale, il partage une invitation personnelle. Ces paroles sont interpellation de l’auditoire. Elles sont pour nous, pour nous bousculer, nous. C’est pourquoi les Béatitudes dérangent. Elles seraient moins coûteuses à lire si elles parlaient des autres, ou de l’au-delà. Mais elles parlent de nous aujourd’hui. Elles nous bousculent violemment, nous qui dans ce monde sommes les plus nantis, les mieux nourris, bienheureux et pleins de considération. Malheureux sommes nous, nous qui croulons dans l’abondance, nous que plus rien n’étonne ou ne choque, nous qui nous endormons gavés d’argent, d’activités, de nourriture, de télé, de bonne conscience... Malheureux sommes nous, nous qui n’espérons plus.

Les Béatitudes nous bousculent et nous choquent. Mais c’est parce qu’elles nous dérangent et nous secouent qu’elles peuvent nous réveiller, comme autrefois la parole des prophètes, des hommes et des femmes qui transmettaient la parole de Dieu, paroles d’espérance ou paroles de condamnation, mais toujours paroles pour faire réagir l’auditeur et le mettre face à lui-même pour l’appeler à la vie. Paroles pour nous mettre face à nous-mêmes.

En qui mettons-nous notre confiance, demande Jérémie ? En l’homme, c’est-à-dire en nous-même, en nos propres forces, nos richesses, dans nos mérites ? Malheureux sommes-nous... En Dieu, dans cette Parole qui vient de l’extérieur, nous rejoint dans notre pauvreté pour nous entraîner plus loin ? Heureux sommes-nous alors !

d. Suivre le Christ

Quatrième remarque : ce « vous » auquel Jésus s’adresse, c’est celui des disciples, rassemblés autour de lui. C’est à eux que Jésus parle, à eux qui mettent leur confiance en lui, qui le suivent. Ces paroles ne sont pas séparables de celui qui les porte. Cette parole, c’est plus que des mots, c'est Jésus lui-même, le Christ, celui qui est parole de Dieu, présence de Dieu.

Et Jésus-Christ n’est-il pas justement celui qui est venu dans le dénuement, le manque, la fragilité, l’abandon, la mort ? Le pauvre, l’affamé, le meurtri, le persécuté, n’est-ce pas d’abord lui ? Et sa résurrection n’est-elle pas la promesse, folle mais réelle, qu’un mouvement est possible même dans la mort, qu’aucun chemin n’est jamais définitivement fermé, qu’il est possible de se mettre en marche ? D’être heureux. Sa résurrection est le gage de la nôtre. Parce qu’il a vécu pleinement ce chemin d’espérance qui fait se lever les morts, se redresser les boiteux, manger les affamés, rire les endeuillés, il nous ouvre cette voie.

Dieu a choisi de venir à nous de cette manière. Il s’est révélé à nous selon ce chemin. Sa parole est une invitation à le suivre.

 

3. Un Dieu qui choque

C’est sur ce chemin d’une dynamique de vie pour aujourd’hui que Jésus nous appelle à le suivre. Non pas dans une vie triste, austère, grise, sans saveur, doloriste. Non pas dans une vie qui soit la négation de la vie terrestre pour gagner son ciel. Non pas dans la recherche de la souffrance comme si elle pouvait être un bienfait rédempteur. Ce n’est pas la pauvreté, la faim ou les larmes qui font le salut. C’est le don de Dieu, la promesse de son Royaume, du festin auquel il invite, des rires qu’il offre, de la vie avec lui dans la foi : c’est cela qui compte.

Cela ne peut résonner que dans le dépouillement de nos vanités, de nos richesses, de nos autojustifications, de notre supériorité. Espérer c’est ne plus mettre son identité dans ce que l’on possède, ne plus être esclave du présent qui nous enferme, mais pouvoir regarder plus loin, avancer. Consentir à une certaine pauvreté, à un manque, à des larmes, à des rejets, pour trouver l’espace de la rencontre avec Jésus. Accepter de ne pas tout combler comme si tout allait bien, se reconnaître pauvre et fragile, pour recevoir la force qui vient de Dieu, l’élan que donne son Esprit, l’espérance à laquelle invite sa Parole.

Cela interpelle nos vies. Quelle est la place du manque, du partage, du don, de l’espace ouvert à Dieu et aux autres, de l’espérance placée dans sa Parole ? Cela interpelle notre vie d’Eglise. En quoi est-elle ce lieu où nous pouvons essayer ensemble le chemin des Béatitudes : celui de la mise en commun de nos pauvretés, du partage de notre nourriture, de la consolation mutuelle de nos larmes, du témoignage coûteux de l’Evangile ? Vivons-nous déjà, ici et maintenant, de ce salut commencé en Jésus-Christ ?

Tel est l’Evangile. Des paroles qui bousculent, interpellent, mettent en question nos vies et ce sur quoi nous essayons de les fonder. Des paroles qui appellent à une simplicité de vie, des gestes de partage, de fragilité. Des paroles qui mettent en mouvement dans l’espérance, ici et maintenant. Et une personne qui les porte, qui nous porte, qui nous emporte dans le tourbillon d’une vie en plénitude, non pas « béate » mais vivante. L’Evangile est ainsi le contraire du conformisme. Il choque, parce qu’il est parole chaque jour nouvelle et bouleversante pour qui sait l’entendre et le recevoir. Pour qui l’espère.

Ainsi l’exprimait Jean Debruynne :

« Il fut un temps où Dieu-fait-homme coûtait les galères ou les mines de sel à perpétuité. Le nom de Jésus-Christ suffisait à vous faire condamner à mort. En ce temps-là, on ne mettait pas le crucifix sur les étiquettes de vin d’Espagne. On faisait attention à ce que l’on disait.

Il fut un temps où le nom de Jésus-Christ faisait non seulement tourner la tête, mais avait une telle puissance explosive qu’il retournait une vie comme une vulgaire crêpe. On appelait cela une conversion. C’était de la dynamite.

Le nom de Jésus-Christ ne se buvait pas alors entre un double scotch et un champagne brut. Il se chuchotait dans les caves des bas quartiers de Corinthe, au fond des trous des prisons de Rome, sous les soupentes des dockers d’Antioche. Le nom de Jésus-Christ faisait briller les yeux. Il avait le ventre creux, il attrapait le typhus dans les convois d’esclaves, il était mal rasé, il sentait la sueur, une odeur d’émigré, de sale Juif, de bicot…et du même coup, au nom de Jésus-Christ, la racaille apprenait que son nom à elle était : Homme-Fils de Dieu-Dignité.

Jésus-Christ tenait tellement au ventre qu’il fallait déchirer les tripes si on voulait arracher Dieu.

Dieu était choquant. »[1]

Puisse ce temps-là être encore le nôtre aujourd’hui ! Puisse Dieu continuer longtemps à nous choquer, à nous réveiller, à nous entraîner à sa suite dans un monde de paix, de justice, de joie partagée ! Si nos vies trouvent en Jésus-Christ l’élan de vie qui nous pousse toujours à nous relever, à nous mettre en route, à vivre, à lutter, à croire, à espérer, à aimer… alors heureux sommes-nous !

Amen.

 

[1] Cité par Antoine Nouis, Un catéchisme protestant, p. 88.