La terre en partage (5) – De l’action à la contemplation — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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La terre en partage (5) – De l’action à la contemplation

Prédication du dimanche 24 février 2019, par le pasteur Christian Baccuet.

Lectures : 

  • Genèse 1, 26 à 2, 3
  • Exode 20, 8-11
  • Matthieu 6, 25-34

 

Il était une fois un pêcheur qui venait de terminer son travail ; il avait tiré sa petite barque sur la plage et il se reposait près d’elle. Un homme d’affaires arrive et lui dit :

- Vous devriez être en train de pêcher !
- Pourquoi ?
- Pour gagner votre vie ! Ce n’est pas en faisant la sieste que vous y arriverez ! C’est votre barque, là ?
- Oui
- Mais elle est trop petite !
- Ah bon…
- Vous pourriez en avoir une plus grande !
- Et pourquoi ?
- Vous pourrez pêcher beaucoup plus de poissons !
- Et après ?
- Vous gagnerez beaucoup d’argent !
- Et après ?
- Vous vous achèterez un bateau plus grand encore !
- Et après ?
- Vous embaucherez des gens pour travailler à votre place !
- Et après ?
- Vous vous reposerez !
- C’est ce que je suis en train de faire…

Vous connaissez sans doute cette histoire, dont on ne sait l’origine mais qui se retrouve dans plusieurs cultures. Comme toute histoire, elle est discutable, la réalité est sans doute plus complexe et il n’est pas toujours possible de se reposer après avoir travaillé juste ce qu’il faut pour avoir de quoi vivre simplement. C’est une toute petite histoire, comme une parabole, ce n’est pas un modèle économique. Mais cette parabole, je l’ai en tête de manière lancinante, et elle m’est revenue en force quand j’ai commencé à réfléchir à cette prédication. En force, car il y a au fond d’elle une vérité fondamentale : pourquoi accumuler sans cesse ? Quel temps pour vivre véritablement ? Que faire de nos vies ?

Cette question est particulièrement cruciale si on songe à notre planète, et en particulier à la place que l’être humain y tient. A la place que chacun de nous y tient. Et à ce que nous fabriquons, consommons, détruisons en quantités phénoménales, au mépris de la création, au déni de la réalité aussi : les ressources naturelles de notre terre ne sont pas infinies. Certains ont calculé ce que l’humanité dépense et ce que la terre produit ; ils ont déterminé le « jour du dépassement », le jour où l'humanité a dépensé l'ensemble des ressources que la planète peut régénérer en une année[1]. En 2018, ce jour était le 1er août : au-delà de ce jour, nous pêchons plus de poissons et abattons plus d’arbres que ce que la nature produit en une année, nous produisons plus de carbone que ce que les océans et les forêts peuvent absorber. 1er août, cela veut dire qu’en 7 mois nous avons gaspillé nos provisions de l’année ; à ce rythme il faudrait 1,7 terre pour équilibrer consommation et ressources. Si le monde entier vivait comme les Français, ce jour aurait eu lieu le 5 mai et il faudrait 2,8 terre. Ce jour avance chaque année… Comme pour l’histoire du pêcheur, ce repère est discutable et discuté, mais cela nous indique une vraie problématique. Nous détruisons la planète sur laquelle nous vivons. Et nous le faisons chaque jour davantage…

 

1 – Le repos de Dieu, point culminant de la création

C’est comme si nous avions mal compris la mission que Dieu a donnée à l’être humain quand il l’a créé, au tout début de la Genèse : multipliez-vous, soumettez la terre et dominez les animaux (Genèse 1, 28). Nous en avons fait une liberté totale d’exploiter, instrumentaliser, détruire, nous considérant désormais comme les seuls maîtres à bord, le summum de la création. Mais voilà, c’est non seulement dramatique au plan du développement de notre capacité à nuire, mais c’est aussi une erreur de lecture ! Car l’être humain, dans le projet de Dieu, n’est pas celui qui est autorisé à tout détruire, mais celui qui est appelé à garder. C’est une responsabilité qui lui est confiée[2].

Et puis nous avons fait une deuxième erreur, aussi fondamentale, celle de croire que l’être humain est le sommet de la création. L’être humain, dans le poème du début de la Genèse, est effectivement la dernière des créatures que Dieu suscite par sa parole. Il est créé le 6ème jour ; mais ce n’est pas le dernier jour, il y a un jour après, et ce 7ème jour est essentiel car, nous dit la Bible, « Dieu, après avoir achevé son œuvre, se reposa le septième jour de tout son travail. Il fit de ce septième jour un jour béni, un jour qui lui est réservé, car il s'y reposa de tout son travail de Créateur. » (Genèse 2, 2-3). Après la création de l’être humain, il y a le repos du Créateur. L’achèvement de la création, ce n’est pas l’être humain, c’est le repos de Dieu ! Le créateur se repose, et il fait de ce jour du repos un jour béni, un jour qui lui est réservé. Littéralement, « il consacra (קָדַשׁ, qadash – mettre à part, consacrer, sanctifier) le 7ème jour », il en fit un jour « sacré ». Ce jour, dans le regard de Dieu, est un jour de bénédiction et de sanctification. C’est un jour de recul, de détachement. Jusque-là, Dieu a parlé et Dieu a fait ; maintenant il contemple, il écoute. Le 7ème jour n’est pas béni par le « faire » de Dieu, mais par son « être », sa présence. Le créateur se repose et c’est le point culminant de la création !

Cela nous interpelle, nous qui sommes dans l’agitation perpétuelle, la production, la consommation, l’accumulation. Comme si nous étions bloqués dans le 6ème jour, sans avoir compris que celui-ci ne prend sens qu’au regard du 7ème. Ce 7ème jour est pourtant essentiel. Il nous dit que Dieu donne espace et espérance, recul et reconnaissance, repos et bénédiction à la création, qu’il articule action et contemplation. Et comme Dieu nous a créés à son image, cela nous appelle à quelque chose d’essentiel.

 

2 – Le sabbat, mémoire et délivrance

Dans le livre de l’Exode (20, 1-17), se trouve le décalogue. Dix paroles structurantes que Dieu donne à son peuple pour que, sortant de l’esclavage en Egypte, il puisse vivre librement. Les trois premières concernent le rapport à Dieu : pas d’autres dieux, pas d’idoles, pas d’instrumentalisation de Dieu. Les six dernières touchent aux rapports entre les êtres humains : respect des générations, pas de meurtre, pas d’adultère, pas de vol, pas de faux témoignage, pas de convoitise de ce qui appartient à l’autre. Entre ces deux dimensions – aimer Dieu et aimer son prochain –, à leur articulation, le 4ème commandement appelle au repos, au sabbat (v. 8-11). Six jours pour travailler, et le septième pour Dieu car, dit Dieu, « en six jours j'ai créé le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent, puis je me suis reposé le septième jour. C'est pourquoi moi, le Seigneur, j'ai béni le jour du sabbat et je veux qu'il me soit consacré. »

Le mot « sabbat », en hébreu (שָׁבַת), signifie s’arrêter, interrompre, se reposer ; c’est le verbe employé en Genèse 2, 2 pour dire que Dieu « se reposa » (יִּשְׁבֹּת). De même que, dans la Genèse, Dieu a sanctifié le 7ème jour, il appelle l’être humain, à son tour, à lui consacrer ce jour (v. 8 et v. 11, même verbe –  קָדַשׁ, qadash – qu’en Genèse 2, 3). Le sabbat est un écho du geste créateur de Dieu, qui culmine dans le repos. Il est, à la petite échelle hebdomadaire de l’être humain, le temps suspendu pour bénir et sanctifier ce qui est fait les autres jours.

Le sabbat est essentiel. Il est appel à suspendre le temps, à s’arrêter dans la suite des jours d’activité. A se reposer. Non pas seulement pour se reposer physiquement ou pour se vider la tête, mais fondamentalement pour se ressourcer, se re-poser. Pour retrouver le poids de l’existence dans la présence de Dieu. Pour s’associer en lui à l’éternité qui donne espace et recul à ce que nous faisons. Pour « être » plutôt que pour « faire ». Le jour du sabbat, c’est un jour de reconnaissance. Un jour devant Dieu pour se rappeler que l’engagement de ce dernier est fondement de ce que nous vivons. Il permet, dans la mémoire et la reconnaissance, de donner sens, retrouver perspective, se remettre dans la vocation humaine qui est de garder cette création et de la vivre dans la juste relation à Dieu et aux autres. Le sabbat, c’est la mémoire du Dieu créateur qui donne sens à notre propre créativité.

Le sabbat, c’est aussi le souvenir du Dieu qui a libéré les siens de l’esclavage, au temps de Moïse. Il y a une deuxième version du décalogue, dans le livre du Deutéronome (5, 1-22). Il est quasi similaire à celui du livre de l’Exode. Mais la justification du sabbat diffère : au lieu d’être référé au 7ème jour de la création, ce commandement est référé à la sortie d’Egypte : « N'oublie pas que tu as été esclave en Égypte, et que je t'en ai fait sortir grâce à ma force irrésistible. C'est pourquoi moi, le Seigneur ton Dieu, je t'ai ordonné d'observer le repos du sabbat. » (v. 15). Le sabbat n’est pas seulement un jour pour célébrer la création, c’est aussi un jour pour se rappeler que le Dieu créateur est aussi le Dieu libérateur, que le Dieu de l’univers est aussi le Dieu de l’histoire. Que la nature et l’existence de l’être humain sont liées, que la planète et l’histoire humaine sont solidaires. Ou, pour le dire autrement, que s’arrêter pour reposer sa vie en Dieu, c’est recevoir à nouveau la libération de tout ce qui nous rend esclave, et sans doute en premier de notre agitation, de notre frénésie de consommation, de notre angoisse de la mort.

Le sabbat, c’est le repos offert par Dieu à nos vies pour que nous soyons libres. C’est un temps de mémoire et de liberté. Un temps où notre regard change. Ce jour-là, les êtres humains n’interviennent plus par leur travail dans leur environnement naturel. Alors, comme l’écrit le théologien protestant allemand Jürgen Moltmann, « les choses ne sont plus regardées pour leur utilité ou pour leur valeur pratique. Elles sont perçues avec  émerveillement pour leur valeur en tant qu’être »[3]. Il y a de la gratuité dans le sabbat, et cette gratuité est salutaire. A la question « que faire ? », Dieu nous appelle à… « ne pas faire » !

 

3 – La résurrection, une dynamique jubilatoire

Dans la foi chrétienne, nous ne célébrons plus le sabbat ; le jour du Seigneur est devenu le dimanche, le 7ème jour de la semaine a été remplacé par le 1er. Cela est riche de sens. Si nos cultes ont lieu le dimanche, ce n’est pas pour rien. C’est, dans la tradition qui remonte à la toute première génération chrétienne (voir Actes 20, 7), que le jour du rassemblement chrétien se fait le jour où le Christ est ressuscité, le jour qui suivait le sabbat. Depuis le matin de Pâques, le jour de la résurrection a remplacé le jour de la création.

Ainsi, le jour mis à part est un jour de mémoire, certes, mais aussi un jour qui inaugure une réalité nouvelle. La résurrection c’est une nouvelle création. Les regards ne sont plus tournés vers hier – l’origine – mais vers demain – l’espérance. Le regard n’est plus tourné vers le commencement mais vers l’avenir. « Alors que le sabbat amène les hommes et les femmes à partager le repos de Dieu, la fête de la résurrection fait partager la puissance de la vie de Dieu », écrit Moltmann[4]. Le jour du repos est orienté dans l’espérance.

Mais attention, le dimanche n’efface pas le sabbat, le souvenir de la résurrection n’enlève pas la mémoire de la création et de la libération. Au contraire, il prend son poids dans ces deux dimensions. La résurrection du Christ a ouvert un temps nouveau où le Dieu créateur et libérateur a donné la dynamique d’espérance dont nous avons besoin, dans la joie d’une présence en plénitude. Le sabbat, dans le premier testament, appelle au repos et au ressourcement ; le dimanche, depuis Pâques, y associe espérance et jubilation. Le temps mis à part n’est pas un « commandement » au sens d’une contrainte, mais une offre de joie, un cadeau pour nos vies, une dynamique nouvelle.

 

4 – Appel à la contemplation

Alors, maintenant, qu’est-ce que cela nous apporte dans ce début du XXIe siècle où nous sommes mis devant des responsabilités colossales, quand notre humanité est en train de détruire la vie sur cette terre ? Que faire ? Ou, plutôt, que ne pas faire ? Un triple appel résonne pour nous aujourd’hui.

Premièrement, un appel à suspendre notre angoisse, notre frénésie, notre démesure destructrice. A profiter de la vie, vraiment, telle qu’elle est, dans la confiance. Comme le pêcheur dans la petite histoire racontée au début de ce culte. Ou, plus fondamentalement, comme les oiseaux du ciel ou comme les fleurs des champs, dans la parabole de Jésus qu’il conclut avec cet appel à vivre : « Ne vous inquiétez donc pas, en disant : « Qu'allons-nous manger ? » Ou bien : « Qu'allons-nous boire ? » Ou bien : « De quoi allons-nous nous vêtir ? » — tout cela, c'est ce que les gens de toutes les nations recherchent sans relâche — car votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez d'abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Matthieu 6, 31-33). Jésus ne nous donne pas là une règle économique, il dit quelque chose de plus fondamental : le vrai équilibre de vie est donné par Dieu.

Deuxièmement, une invitation à appliquer cela à la création. Donner un sabbat à la nature. Une limite, un sens retrouvé, une valeur positive comme dans le regard de Dieu. C’est-à-dire suspendre notre activité, diminuer notre consommation, laisser respirer la terre, accorder du repos à notre planète. Poser des gestes concrets, ici et maintenant, à notre mesure. Entrer dans une démarche de partage, de limitation personnelle et collective de notre folie destructrice, de « sobriété heureuse » décrite par Pierre Rabhi : « satisfaire à nos besoins vitaux avec les moyens les plus simples et les plus sains » est « un acte politique, un acte de résistance » inspiré par « la beauté de la nature, de la vie, et de l’œuvre de l’homme dans sa dimension créatrice »[5]. Cette beauté « qui s’épanouit en générosité, équité et respect » est seule « capable de changer le monde, car elle est plus puissante que toutes les beautés créées de la main de l’homme, qui, pour foisonnantes qu’elles soient, n’ont pas sauvé le monde et ne le sauveront jamais »[6].

Troisièmement, une offre pour trouver, retrouver, entretenir cet équilibre de vie : celle de nous replacer régulièrement devant Dieu. Un sabbat hebdomadaire. Un dimanche jubilatoire. Un temps pour que le temps suspende son vol, pour que la Parole de Dieu nous rejoigne, pour que notre vie en soit emplie. Un temps de contemplation, qui n’est pas le contraire de l’action mais son poumon. C’est ainsi que l’exprime, bien mieux que moi, la règle des diaconesses de Reuilly :

« Le contraire de la contemplation ce n’est pas l’action mais le souci qui étouffe la Parole et appesantit l’intelligence.

La contemplation est un sabbat du cœur, un repos profond, une non-préoccupation, un accès vers la liberté intérieure.

Elle ne consiste pas à ne rien faire mais à faire toute chose devant Celui qui appelle à être ce qui n’est pas.

La contemplation est moins un regard fermé au sensible et au réel qu’un regard nouveau qui accueille le réel dans le milieu purificateur de l’Esprit Saint.

La contemplation se nourrit d’action, d’histoire sainte et d’espérance : d’action car les pauvres sont toujours avec nous comme d’autres Christs, d’histoire car l’histoire atteste l’œuvre de Dieu, d’espérance car ce qui est inachevé attend sa plénitude.

Seule une contemplation filiale et admirative de Dieu peut assumer le désespoir humain : dans ce monde en genèse, l’image de Dieu demeure et le regard contemplatif en discerne la beauté. »[7]

Puissions-nous retrouver le goût de cette contemplation pour que, par nos gestes humbles et provisoires, nous gardions cette terre reçue en partage dans la présence de Dieu, dans son regard de foi, d’espérance et d’amour, pour aujourd’hui et pour demain !

Amen.

 

 

 

[1] https://www.wwf.fr/jourdudepassement

[2] Je ne développe pas ce point ici car je l’ai abordé lors de ma prédication du 27 janvier. Voir le texte en ligne sur https://www.epupl.org/spiritualite/la-parole/predications-du-pasteur-christian-baccuet/la-terre-en-partage-1-2013-de-l2019univers-a-l2019etre-humain

[3] Jürgen Moltmann. Ethics of hope, Fortress Press, 2012, p. 233. Original : Ethik der Hoffnung, 2010.

[4] Ibid., p. 235.

[5] Pierre Rabhi, Vers une sobriété heureuse, Actes Sud, 2010, p. 6.

[6] Ibid., p. 98.

[7] Règle de Reuilly, Réveil publication, 1996, p. 50-51.