La terre en partage (3) – Du jardin à la ville — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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La terre en partage (3) – Du jardin à la ville

Prédication du dimanche 10 février 2019, par le pasteur Christian Baccuet.

Lectures :

  • Genèse 2, 4b-15
  • Apocalypse 21, 1-7

 

Au début, il y avait un jardin. La terre était entièrement nature. Et puis l’être humain est apparu, vivant au cœur de cette nature, cueillant et chassant, puis cultivant et élevant, se sédentarisant dans des villages puis des villes. Les grands équilibres étaient respectés, tout était relativement harmonieux.

Et puis l’humanité s’est multipliée, elle a tout envahi, tout conquis. Nous voilà 7,5 milliards d’êtres humains sur cette terre, et chaque jour nous sommes 246 000 de plus. La majorité d’entre nous vit dans des villes, et l’urbanisation s’accroit rapidement. En 1900, 10 % de la population mondiale vivait en ville ; aujourd’hui, 55 % et dans 30 ans, près de 70 %. Nous-mêmes, nous vivons au cœur d’une grande ville, Paris, au cœur d’une grande aire urbaine qui regroupe 12,5 millions d’habitants – chiffre considérable et pourtant ce n’est que la 35ème agglomération dans le monde.

 

1 – Hier un jardin, aujourd’hui la ville… et demain ?

Au début, il y avait un jardin. Et maintenant il y a la ville. Est-ce un progrès ? La ville, c’est le développement de la civilisation humaine, la vie commune à gérer et organiser. Positivement, c’est le lieu où les hommes et les femmes se rencontrent, vivent ensemble, c’est le lieu de la culture : musées, spectacles, échanges... C’est le lieu du confort, de la modernité, de la fête. C’est un lieu de beauté aussi, en tout cas pour ce qui concerne Paris ! Mais la ville ce n’est pas cela pour tout le monde. La ville, c’est un lieu d’inégalités folles ; c’est, pour beaucoup, un lieu d’aliénation sociale, de dépendance, de souffrance, de misère, de déracinements, de solitude, de violence. Qu’elle soit vécue positivement ou négativement, la ville est aussi un lieu qui ne peut pas exister tout seul, qui a besoin de la campagne pour vivre et qui l’instrumentalise à cette fin. Des myriades de camions nous apportent ce qu’il nous faut pour manger, des kilomètres de canalisation nous apportent l’eau pour boire. Transports, chauffage, les villes sont des sources importantes de pollution qui détruisent la création. Quant à nous, humains citadins, nous devenons aliénés, en manque de nature. Certes, on a dans cette ville quelques beaux jardins, quelques arbres, quelques plantes sur le rebord de nos fenêtres. Mais la nature est loin ; à tel point que dans certaines villes d’Asie on diffuse des chants d’oiseau par haut-parleur, et dans certains de nos parkings souterrains aussi.

La ville, où l’être humain croit s’affranchir du rythme de la nature (des jours et des nuits, des saisons) pour vivre libre (faire ce que je veux, quand je veux), devient le lieu où il se coupe de ce qui le ressource, où il pille la nature, où il détruit les liens, où il devient esclave.

Au début, il y avait un jardin. Maintenant il y a la ville. Et nous sentons qu’il y a là quelque chose qui ne va pas. Au rythme où vont les choses, nous avons parfois peur de ce qui pourrait advenir, en termes de destruction de la nature comme en termes de violences. Un jardin, puis la ville ; et à la fin, qu’y aura-t-il ? Deux utopies conduisent la plupart des cultures, la plupart des êtres humains, et par là-même leur manière de vivre sur cette terre.

La première, c’est celle du jardin. Retrouver, au bout de l’histoire, un paradis perdu, fait d’une nature harmonieuse où l’être humain retrouvera une place heureuse. Cette utopie est celle du retour en arrière, dans un temps qui n’est plus, quand les hommes et les femmes étaient peu nombreux, dans un âge d’or autant perdu que mythique. C’est une utopie qui repose sur une conception naturaliste de l’être humain, une utopie qui présuppose qu’autrefois, plongé au sein de la nature, l’être humain était naturellement bon, sociable, serein – ce qui n’est pas sûr du tout ! Une utopie qui appelle au retour à la nature, une nature idéalisée.

La seconde, c’est celle du ciel. Un jour, être débarrassé de la vie sur terre, avec ses pesanteurs, ses misères. Trouver dans un autre espace, dans un azur calme et éthéré, la libération de notre corps, de nos conflits, de notre matérialité. C’est une utopie de fuite dans un ailleurs où flotteront des âmes désincarnées, débarrassées de toutes sensations. C’est une utopie qui repose sur une conception négative du corps, des relations, de l’histoire ; un refus de l’incarnation, comme si la vie humaine sur cette terre n’était que mauvaise – ce qui n’est pas sûr du tout ! Une utopie qui appelle à se détacher des engagements sur cette terre, une terre rejetée.

Alors, retour en arrière ou fuite de la réalité ? Dans notre monde en crise écologique, au sein de cette terre que nous avons reçue en partage et que nous conduisons vers un avenir très difficile si nous continuons comme cela, sommes-nous appelés à revenir en arrière – le jardin – ou à fuir ailleurs – le ciel ? A régresser ou à démissionner ?

 

2 – La Bible : de l’Eden à la Jérusalem nouvelle

Qu’est-ce que la Bible nous enseigne sur ce point-là ? Ni le retour en arrière ni la fuite ailleurs ! Dans la Bible, il est fortement question de l’espérance, de l’attente du jugement de Dieu, de l’avenir du Royaume de Dieu. Mais ce Royaume n’est presque jamais identifié à un lieu ; il s’agit toujours d’un moment de relation en plénitude avec Dieu, de vérité sur soi-même, de vie véritable. Ce moment n’est pas situé dans un jardin, ni dans le ciel ; il est figuré par une ville !

Au début il y avait un jardin. Ce que l’histoire nous enseigne est aussi ce que la Bible confesse. L’Ecriture s’ouvre sur deux récits de création. Le premier (Genèse 1,1 à 2,4a), décrit une terre harmonieusement créée par la Parole de Dieu, en six jours, et l’être humain en son point culminant, chargé de poursuivre le travail de Dieu. Le deuxième (Genèse 2, 4b-25) présente une harmonie similaire, en insistant sur le fait qu’au cœur de la création il y a un jardin, créé par Dieu pour l’homme, celui-ci étant appelé à la cultiver et le garder (v. 15) ; tout est harmonieux, entre l’homme et la femme, entre l’être humain et la création, et Dieu se promène dans le jardin. Le projet de Dieu pour l’être humain, c’est un jardin.

Mais à la toute fin de la Bible, dans le livre de l’Apocalypse – qui, rappelons-le, n’évoque pas la fin du monde dans de grandes catastrophes mais donne une parole d’espérance à des chrétiens persécutés par les Romains –, ce n’est plus d’un jardin dont il est question, mais de la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel (Apocalypse 21, 1 à 22, 5). Une ville.

C’est étrange. La volonté de Dieu dans son geste créateur était que l’homme vive dans un jardin, un milieu où il peut être heureux. Et voilà qu’il lui offre une ville. C’est d’autant plus étrange que, dans la Bible, la ville n’est pas un lieu positif. Dans l’Ecriture, les grandes villes sont des espaces où règnent l’idolâtrie et le totalitarisme : Babel, Sodome, Ninive, Babylone… Et même Jérusalem, ville du Temple, est décriée par les prophètes, et par Jésus lui-même : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui mets à mort les prophètes et tues à coups de pierres ceux que Dieu t'envoie ! », s’exclame-t-il (Luc 13, 34), lui qui va trouver la mort dans cette ville. Comme en signe de cette vision négative de la ville, la première que la Bible mentionne est la ville d’Hénok, construite par Caïn après qu’il ait assassiné son frère Abel (Genèse 4, 17) : la première ville est fondée par un meurtrier, elle s’enracine dans le meurtre ! Et elle est symboliquement une marque de l’orgueil humain puisque le nom Hénok (חֲנוֹךְ) vient de la racine Hanak (חָנַךְ) qui signifie « début », « inauguration », « commencement »… comme si c’était l’être humain qui créait, oubliant que le Créateur, c’est Dieu.

Une ville comme promesse d’espérance. Comment comprendre ce paradoxe ?

 

3 – Trois pistes suggérées par Jacques Ellul

Je voudrais partager ici trois pistes suggérées par Jacques Ellul dans un livre où il réfléchit à la signification de la ville dans la Bible : « Sans feu ni lieu »[1]. Ce penseur protestant français si important, au croisement du droit, de l’histoire, de la sociologie et de la théologie, né en 1912 et mort en 1994, a beaucoup écrit sur la modernité et la technique ; il a été très critiqué mais on retrouve actuellement l’importance de ses analyses. De ce livre passionnant, je retiens, à propos de ce glissement du jardin à la ville, trois réflexions.

a- la ville, désir de se passer de Dieu

La première, dit Jacques Ellul, c’est que, si la ville est si mauvaise dans l’Ecriture, c’est qu’elle est le lieu de la révolte de l’homme contre Dieu, de sa rupture d’avec lui. La ville, c’est l’expression de la toute-puissance de l’homme, de son orgueil, de son désir de vivre sans Dieu, de son fantasme d’être Dieu lui-même : l’exemple type de cela est la ville de Babel, construite dans le projet d’atteindre le ciel, c’est-à-dire de prendre la place de Dieu (Genèse 11, 4). La ville est la création de l’homme et le lieu de sa démesure, de sa puissance dévastatrice sur la nature, de l’esclavage de tant d’hommes et de femmes dédiés à son fonctionnement.

Nous la vivons nous-mêmes aujourd’hui, cette démesure de la ville, de la civilisation urbaine qui, outre les souffrances, les solitudes et les violences qu’elle génère, est le lieu de la toute-puissance de l’être humain. Et tout Etat totalitaire crée des grandes villes pour mieux signifier sa puissance et mieux contrôler sa population. La ville est le désir de l’être humain de se passer de Dieu, d’être Dieu.

b- Dieu transfigure le désir de l’être humain

La deuxième dimension que Jacques Ellul développe, c’est que le choix de Dieu de passer du projet du jardin à la promesse de la ville n’est pas rien. Il est même essentiel. Le projet de Dieu était de faire vivre l’être humain dans son milieu naturel, là où il se sent le mieux – et d’expérience nous savons que, souvent, la nature nous ressource. Mais l’être humain a construit les villes, et Dieu, dans son amour, tient compte de cela ; il assume cette réalité, il prend en charge l’histoire humaine, même ses aspects les plus fous, même les révoltes de l’être humain, pour les transcender, les transfigurer. Il accepte de réviser son projet, il prend acte du désir de l’être humain d’avoir une ville. Mais, en Jésus-Christ, il apporte une autre vérité à l’être humain, celle d’un lieu où la vie avec Dieu peut se vivre en plénitude. Et cette vérité, il l’incarne dans la réalité de ce que vit l’être humain : la ville. Il accepte la ville, mais, là où l’être humain veut en faire l’absence de Dieu, il en fait le lieu de sa présence.

Ainsi est-ce une ville qui est donnée par Dieu, et cette ville est le lieu de sa présence ; toute la symbolique de la Jérusalem nouvelle dans l’Apocalypse indique cela. Elle est le fruit d’une vision, c’est-à-dire qu’elle est hors de portée de notre intelligence. Elle vient du ciel, c’est-à-dire qu’elle est donnée par Dieu. Elle a la forme d’un cube, c’est-à-dire qu’elle est solide. Ses douze fondations portent le nom des douze apôtres, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur la Parole de Dieu. Ses douze portes portent les noms des douze tribus d’Israël, c’est-à-dire qu’on y entre par l’histoire du premier testament. Ses portes sont toujours ouvertes, c’est-à-dire que tous peuvent y entrer. Elle est garnie de pierres précieuses, les mêmes que celles que le grand prêtre portait dans le livre de l’Exode, c’est-à-dire qu’elle est le lien à Dieu. Elle est sur une grande et haute montagne, c’est-à-dire qu’elle est point de repère pour toute la création. Elle est l’épouse de l’agneau, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas se concevoir hors de Jésus-Christ. Elle est pleine de lumière, c’est-à-dire de la présence de Dieu. En son sein, un arbre de vie et un fleuve d’eau de la vie, c’est-à-dire l’abondance de l’amour donné pour tous… et un écho du jardin d’Eden !

On pourrait multiplier les détails symboliques de cette fin de l’Apocalypse, qui tous disent que cette ville est le lieu de la présence en plénitude de Dieu, et qu’en ce lieu l’être humain est accueilli, pleinement. Il ne s’agit pas de la restauration de l’ordre ancien, mais une Jérusalem nouvelle, un ciel nouveau, une terre nouvelle, toutes choses nouvelles : une nouvelle création. Dieu s’adapte à nous pour nous rejoindre en plénitude !

c- humour et engagement

La troisième réflexion que Jacques Ellul développe est celle des conséquences de cette espérance, de la manière dont le Chrétien en vit dans la réalité contemporaine, au cœur de la ville où il vit, dans cette réalité qui n’est ni à refuser ni à fuir, mais à accepter. Sa mission (notre mission) est double. 

Elle est d’une part de confesser que cette Jérusalem nouvelle descend du ciel, c’est-à-dire qu’elle est donnée par Dieu ; elle n’est pas le fruit d’une construction humaine mais de la grâce de Dieu. Cela relativise nos prétentions à créer nous-mêmes une nouvelle terre, nos illusions quant à nos capacités à changer le monde ; l’humour est nécessaire pour prendre du recul par rapport à notre démesure ou à nos peurs, il est l’expression de notre « pessimisme actif » de protestants réformés. Il est notre part de liberté.

Mais, deuxième dimension, cela ne doit pas nous conduire à nous désintéresser de la réalité, à continuer à vivre comme des fous dans cette démesure aliénante. Au contraire, si nous croyons pleinement au pardon de Dieu, cela nous pousse à en être les témoins au cœur de cette réalité ; témoins de la vérité de Dieu, tournés vers cette Jérusalem nouvelle qui est lieu de plénitude, d’accueil universel, de larmes essuyées, de source d’eau vive donnée gratuitement à celui qui a soif. Etre les témoins de Jésus-Christ au cœur de la cité, au cœur du monde, au cœur de la création, est un acte de foi. Ainsi comme l’écrit Ellul, « justement dans ce monde, l’homme qui a reçu connaissance de l’œuvre de Dieu est appelé à faire se rejoindre la vérité et la réalité. Telle est l’œuvre qui nous est demandée à nous. Que la victoire remportée dans la vérité par Christ soit insérée, si peu que ce soit, de façon malhabile, fragmentaire, temporaire… mais quand même insérée dans cette réalité, dans ce concret, dans cette existence, dans ce baroque matériel, hétéroclite et puissant que l’homme accumule, dont les puissances se servent, et que la victoire de la Vérité, c’est en définitive leur arracher. »[2] Agir librement dans l’histoire, sur cette planète, avec confiance car nous savons que c’est Dieu qui donne sens à notre action quand nous la vivons dans la foi, en arrachant la ville aux puissances de mort.

 

4 – Et maintenant ?

Jacques Ellul a écrit ce livre entre 1947 et 1951. Ce qu’il dit est, 70 ans après, encore plus crucial pour nous, dans ce monde qui continue sa course folle. Par rapport au thème de notre série de prédications[3], je retiens ceci. C’est là où nous sommes que Dieu nous rejoint et que son espérance nous appelle. C’est sur cette terre, au cœur de cette ville, dans notre existence quotidienne, qu’il nous appartient de confesser que nous appartenons à la vérité du Christ et non à l’idolâtrie humaine, à la Jérusalem nouvelle plutôt qu’à la tour de Babel. Pour le dire plus concrètement, c’est ici et maintenant que nous sommes appelés à vivre la vocation chrétienne : ni régresser ni fuir, mais résister et s’engager. Résister en ayant du recul sur la fascination qu’exerce la technique sur nous, pour retrouver la liberté de vivre et de croire simplement, dans la confiance. S’engager en étant témoins, modestement mais vraiment, que la présence de Dieu est déjà dans les larmes essuyées, dans l’eau vive donnée à celui qui a soif, dans l’ouverture des portes et l’accueil inconditionnel.

Quelles que soient nos craintes pour l’avenir et la diversité de nos engagements individuels et collectifs pour une planète en meilleure forme, Dieu nous promet une ville nouvelle, une création nouvelle. Cela est extrêmement libérateur ! Portés par cette foi, nous pouvons agir pleinement, sans chercher à retourner à un monde perdu, sans fuir ailleurs la réalité, en construisant modestement des lieux, des moments où l’écho de cette ville nouvelle pourra déjà se vivre, une terre de justice, de paix, de sauvegarde de la création, une terre portée dans la promesse de Dieu, lui qui est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin, le jardin et la ville, le Dieu de Jésus-Christ, notre Dieu.

Amen.

 

[1] Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, Paris, Gallimard, 1975. Disponible en poche : Paris, éditions de la Table Ronde, 2003.

[2] Edition poche, p. 304

[3] La terre en partage : https://www.epupl.org/agenda/la-terre-en-partage