Déboulonner les statues ? — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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Déboulonner les statues ?

Prédication EPUPL - Déboulonner les statues

Prédication du dimanche 28 juin 2020, par le pasteur Christian Baccuet.

Lecture : Daniel 2, 31-36, 44-45

            

Doit-on – ou pas – déboulonner des statues ?

Cette question polémique agite régulièrement le monde et elle est à nouveau d’actualité, après les manifestations contre le racisme, et concerne les statues de personnes qui ont eu des paroles ou des actes en faveur de l’esclavage. Que faire des monuments qui les honorent ? Sujet sensible et inflammable, car il touche à notre rapport à l’histoire, à notre identité et les émotions, une fois de plus, se sont déchaînées ! Chaque semaine, plusieurs fois par semaine, nous avons ainsi un sujet où les pulsions s’affrontent et les condamnations mutuelles pleuvent. Notre société est en crise, elle ne sait plus penser, elle ne sait que s’affoler et se tendre, elle ne sait plus débattre, construire, les mots ne servent plus qu’à lancer des invectives et des anathèmes. C’est grave et nous glissons vers la violence.

Cela me questionne ; nous qui faisons partie de cette société, comment réagissons-nous, chacun de nous et en Eglise ? Prenons-nous part au délire général ? Nous retirons-nous loin de cette agitation ? Et si notre foi nous appelait à ne pas foncer tête baissée dans la mêlée, ni à nous retirer dans l’indifférence à ce monde, mais à y participer avec intelligence ? Et si c’était même une part de notre mission ?

Pour cela, nous avons une aide : la Bible. Quand je l’ouvre, j’y lis l’exposition de la bonne nouvelle : un Dieu qui nous aime, en Jésus-Christ, et qui veut que nous nous aimions. J’y trouve aussi la vie et l’histoire de générations d’hommes et de femmes en proie à la complexité de vivre ensemble. J’y reçois des paroles, des réflexions, des appels, des mises en perspective pour essayer de mieux vivre le temps que je passe sur cette terre, mon rapport à Dieu et aux autres, et ainsi la vie en société. J’y comprends aussi que croire et penser ne sont pas opposés ; au contraire, ils se nourrissent l’un l’autre. La Bible nous aide à penser et cela est particulièrement nécessaire quand notre temps ne sait plus ni croire ni penser.

 

1. Les protestants déboulonneurs

Revenons aux statues. Faut-il les déboulonner ou non ?

Commençons par nous-mêmes. Dans ce temple de Pentemont… il n’y a pas de statues ! Il y a pourtant des emplacements prévus pour cela, mais ils sont vides. Avant de devenir un temple, au XIXe siècle, ce lieu était une Eglise catholique. Devenu temple, il a été dépouillé, rendu à une sobriété qui concentre la Parole. Les statues qui étaient dans les niches ont alors été enlevées.

C’est une tradition bien réformée, que d’enlever les statues. Dans notre histoire, cela s’est parfois fait de manière violente, avec tout le mouvement iconoclaste du XVIe siècle. Dans les années 1520-1530, à Zurich, Strasbourg, Copenhague, Genève, Augsbourg, des statues, des reliques, des portraits de saints ont été détruits dans les Eglises ; en France, c’est surtout lors de la première guerre de religion, en 1562, que les protestants ont saccagé des Eglises. Gestes regrettables au plan de l’art, sans doute ; gestes compréhensibles comme une réaction au culte qui entourait ces images, à la vénération qu’elles suscitaient, à la prosternation obligatoire devant elles. Il s’agissait en quelque sorte de se débarrasser de ce qui empêchait de recevoir la Parole de Dieu, en passant par-dessus ces intermédiaires qui en brouillaient le sens.
Nous sommes issus d’une tradition de déboulonneurs de statues !

Cette tradition réformée s’enracine loin, jusqu’au plus profond de la Bible.

 

2. La Bible contre les statues

Dans l’Ecriture, s’il est fréquent, dans de grands moments de l’histoire du peuple hébreu, que l’on dresse un monument pour garder mémoire d’un épisode important, c’est en général des pierres dressées, ou entassées les unes sur les autres. Ce n’est jamais une statue représentant quelqu’un. Pour deux raisons.

La première, c’est que, dans la Bible, la statue est associée aux idoles, à ces dieux dont il faut sans cesse se méfier car ils détournent du Seigneur. Ainsi, le 2ème commandement proclame : « Tu ne te fabriqueras aucune idole, aucun objet qui représente ce qui est dans le ciel, sur la terre ou dans l'eau sous la terre ; tu ne t'inclineras pas devant des statues de ce genre, tu ne les adoreras pas. » (Dt 5, 8-9), et le livre du Deutéronome répète à plusieurs reprises la nécessité de ne pas dresser de statues et de briser celles des idoles. Plusieurs passages rapportent des gestes de destructions de statues cananéennes, ou pointent la faute des rois d’Israël qui ont cédé à la tentation de l’idolâtrie en dressant des statues, tel Jéroboam qui fait installer des statues d’or à Béthel et à Dan (1 Rois 12, 29). Dans la Bible, le rapport aux statues est un rapport d’hostilité ; ce thème revient souvent car la tentation est grande d’en dresser, pour faire comme les autres, au risque de placer sa confiance non plus en Dieu mais dans l’idole. L’épisode du veau d’or en est un exemple fort et dramatique, quand les hébreux pris de doute se détournent de Dieu (Exode 32).

La deuxième raison, c’est que si la statue, dans le monde biblique, représente l’idole, elle représente aussi le pouvoir qui veut prendre la place de Dieu. Le livre de Daniel nous rapporte l’histoire de trois Juifs, Chadrac, Méchak et Abed-Négo, qui, au temps de l’exil à Babylone, refusent de se prosterner devant la statue en or qu’a dressée le roi Nabuchodonosor et sont jetés vifs dans une fournaise (Daniel 3). Dans le chapitre qui précède, se trouve l’épisode que nous avons lu tout à l’heure. Dans un rêve, le roi de Babylone voit une grande statue, splendide et terrifiante, faite d’or, d’argent, de bronze et de fer, symbole de puissance ; mais ses pieds sont fragiles, en terre cuite, et une pierre qui déboule de la montagne fracasse la statue. Daniel interprète ce songe comme la révélation de la fragilité de ce roi à la puissance qui semble inébranlable, que Dieu va faire tomber, pour installer à sa place son règne sans fin, ce que nous nommons le Royaume de Dieu, terre de justice et de partage, libération de tous les pouvoirs qui se veulent tout-puissants. (Dn 2, 26-49). Dieu déboulonne la statue de l’homme qui veut être lui-même un dieu !

La Bible est claire : la statue, c’est l’idole du pouvoir et de la toute-puissance. Résister à l’adorer est un acte de foi et de courage. La déboulonner est un signe de libération et c’est Dieu lui-même qui en est la source.

Dans le Nouveau Testament, il n’est pas directement question de statues. Cependant, dans l’ambiance électrique qui secoue la Judée au Ie siècle, les statues sont signes de malheur. Au IIe siècle avant Jésus-Christ, le roi séleucide Antiochus Epiphane avait fait dresser une statue de Zeus dans le Temple de Jérusalem. Cela avait été considéré comme une « abomination » par les Juifs, et avait déclenché une grande révolte, celle des Maccabées. Cette expression, « abomination », se retrouve dans les évangiles synoptiques, dans un passage de type apocalyptique qui annonce des persécutions et la venue du Messie, dans lequel Jésus dit : « vous verrez l’abomination de la désolation, dont a parlé le prophète Daniel, établie en lieu saint » (Mt 24, 15 ; Mc 13, 14 ; Lc 16, 15, en référence à Daniel 11, 31). En l’an 39 de notre ère, l’empereur Caligula essaiera de faire placer une statue de lui-même dans le temple de Jérusalem, mais des manifestations massives de Juifs l’en empêcheront. Là encore, la statue est à la fois l’idole et le pouvoir, le pouvoir idolâtré.

Bref, la statue dans la Bible, c’est ce qui prend la place de Dieu et asservit l’être humain. C’est dans la veine de cette tradition que les réformés du XVIe siècle ont détruit, à leur tour, des statues. Mais, me direz-vous, quel rapport avec le déboulonnage des statues d’aujourd’hui ?

 

3. Aujourd’hui, quatre difficultés

Aujourd’hui, les statues qui sont érigées sur les places ou dans les parcs des villes ne sont pas des idoles, nous n’avons pas à nous prosterner devant elles, elles ne prétendent pas prendre la place de Dieu. Elles rendent hommage à des hommes (plus rarement à des femmes) célèbres, qui sont comme des repères dans notre société, et dont on estime que la vie ou l’action sont dignes d’être honorées pour ce qu’elles ont apporté à notre vie. Ces personnages font partie de notre histoire, et on ne peut effacer cette histoire qui est une part de notre identité. Ces statues suscitent pourtant aujourd’hui une folle passion.

Quand on parle d’histoire et d’identité, il y a quatre difficultés qui surgissent.

La première difficulté, c’est que, quand on parle d’histoire, on parle à la fois de ce qui est arrivé (des faits) et de la manière dont on interprète ces faits (leur enchaînement, leur sens). Ecrire l’histoire, c’est toujours interpréter, c’est retenir certains événements, c’est en oublier d’autres. C’est donner sens pour aujourd’hui à ce qui s’est vécu hier. Toute la Bible est ainsi une histoire qui nous rapporte des événements pour que nous les ayons en mémoire, et qui relit le sens de ces événements pour que nous prolongions cette histoire.Toute la Bible est une réécriture incessante du passé, selon les enjeux du temps où cette histoire est écrite. La Bible ne réécrit pas pour changer les faits, mais pour leur trouver du sens, en tirer les enseignements. On confond hélas trop souvent les deux niveaux : les faits et l’interprétation des faits. La statue et l’histoire. La statue qui garde mémoire et honore, et le fait ou la personne à laquelle elle renvoie. Les statues choix de rendre honneur aujourd’hui à certains aspects du passé et les statues traces historiques d'une époque à conserver soigneusement dans les musées. Eriger ou déboulonner une statue est l’expression du sens que nous voulons donner à l’histoire.

Une deuxième difficulté, c’est que toute société a tendance à vouloir figer le passé. Cela est particulièrement vrai quand une société va mal, qu’elle est déboussolée, qu’elle ne sait pas où aller. Quand demain fait peur, on regarde à hier, et on tente de se rassurer avec quelque chose de stable, un passé reconstruit, mythifié souvent, sacralisé, parfois idolâtré. Toute la Bible nous rappelle pourtant que l’histoire n’est pas une nostalgie, un retour en arrière, un temps figé, mais un mouvement, une dynamique, une espérance : la sortie d’Egypte, la libération de l’exil, la résurrection du Christ, l’Esprit qui à Pentecôte pousse les disciples dehors. L’identité n’est pas le passé figé mais l’avenir ouvert. Elle n’est pas une idole mais une dynamique.

Troisième difficulté, c’est que quand on statufie quelqu’un pour ce qu’il a dit ou fait, au risque d’oublier la complexité de la réalité. Complexité de l’époque de celui qui est honoré, avec toujours le risque de l’anachronisme, quand on reproche maintenant à quelqu’un d’avoir eu les idées de son temps et non les nôtres. Complexité de notre temps, qui conçoit différemment qu’avant les questions d’égalité, de justice et de partage mais n’arrive pas bien à les vivre vraiment. Complexité de tout être humain, qui n’est jamais fait d’un bloc parfait mais a toujours des forces et des fragilités, des grandeurs et des erreurs. Voilà aussi pourquoi, en protestantisme, nous n’érigeons que très peu de statues, même de ceux qui sont pour nous des références car ils ont ouvert des temps nouveaux. Nous ne voulons pas les idolâtrer, car ils ont eu des zones d’ombre : Luther, Calvin, Baden-Powell, Martin Luther King… mais aussi les « héros » bibliques, Abraham, Moïse, David, Marie, Pierre, autant de personnages complexes, et en cela témoins d’humanité. Chaque humble chrétien est pleinement témoin, même s’il n’a pas de statue, peut-être surtout quand il n’est statufié ! Une statue fige la vie, nie la complexité.

Quatrième difficulté, enfin, c’est que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. La statue donne le point de vue du dominant – rappelez-vous les statues du roi de Babylone dont parle le livre de Daniel. La statue rend hommage au vainqueur. La statue oublie le vaincu, ou symbolise sa défaite. La statue n’a donc pas le même sens pour celui dont elle honore un passé glorieux que pour celui qui y voit le signe de son humiliation.  Toute statue a un sens, le sens du pouvoir… pouvoir qui écrase ou pouvoir qui autorise ? Ce sens n’a pas la même signification selon les époques et les personnes.

Quatre difficultés qui font que la question du déboulonnage des statues aujourd’hui est complexe. Elle touche à notre confusion entre un passé qui a eu lieu et une histoire qui le reconstruit. Elle touche à notre rapport nostalgique à un passé mythifié devant un avenir qui fait peur. Elle touche à notre difficulté à accepter la complexité humaine. Elle touche à notre déni des souffrances qui ne sont pas les nôtres.

Ainsi en est-il, particulièrement, de l’esclavage, cette tache dans l’histoire de l’humanité, dans l’histoire de la plupart des sociétés, dans notre propre histoire. Des hommes qui ont fait de grandes choses ont pu aussi être des acteurs d’un temps où l’esclavage apportait la richesse au prix d’immenses souffrances et dans une conception inégalitaire des peuples. Des hommes et des femmes en souffrent encore aujourd’hui, enfermés dans une image dévalorisée, victimes d’inégalités, d’injustice et de racisme. Comment rendre compte de cela, que faire avec cela, quand l’Evangile nous appelle à être attentifs aux plus faibles ?

 

4. Témoins du Christ vivant

Déboulonner les statues ? Je n’ai pas d’avis tranché. Cela dépend sans doute des statues. Cela dépend surtout de ce que nous voulons vivre ensemble. C’est là que les passions devraient laisser place à la réflexion commune. Les statues ne sont que des symboles, mais on sait que les symboles donnent sens à la réalité, participent à cette réalité. Et cette réalité, ce sont des personnes qui la vivent aujourd'hui, la subissent, la construisent, cherchent un avenir commun. Au-delà de la passion parfois délirante au sujet des statues, comment, ensemble, réfléchir au monde que nous voulons construire ? Comment entendre les souffrances, comment les dépasser pour construire un monde plus juste ?

Être libres et responsables devant cette question, ce n’est pas nier le passé, c’est ouvrir à l’avenir. C’est refuser d’être comme la femme de Loth, le neveu d’Abraham; quand sa ville a été détruite et qu’elle fuyait avec sa famille, elle s’est retournée et a été saisie par le passé, transformée en statue de sel (Genèse 19, 26), statue morte dans un passé figé. C’est chercher à être dans la lignée de ce que le prophète Ezéchiel annonçait de la part de Dieu : « Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau ; j'ôterai de votre corps le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ézéchiel 36, 26).

Toute la Bible nous pousse à travailler sans cesse la question de la mémoire qui n’est pas reproduction éternelle du même, mais marche en avant dans l’espérance. Un chemin. Un chemin de vie. Un chemin de vérité. Un chemin avec celui qui a dit « je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14, 6). C’est-à-dire non pas une statue, mais une personne vivante, Jésus le Christ. Une relation. Voilà pourquoi nous n’avons pas de statue du Christ sur la croix dans nos temples, mais une croix nue. Le Christ n’est pas figé dans un passé révolu, mais puissance de vie pour nous, en nous, avec nous. Pour nous aider à avancer dans l’espérance de son Royaume. Faire mémoire, c’est se souvenir, pour que ce qui vient par en dessous (sous-venir) nous porte vers ce qui va advenir (à venir).

Nous mettons notre confiance non pas dans des statues mais dans le Christ vivant. Nous voulons être témoins de sa vie qui, au-delà des blessures, ouvre à l’à-venir, dans l’espérance d’un monde réconcilié. Être acteurs d’avenir, avec notre intelligence, notre recul, notre pensée, notre compassion, notre foi, c’est être témoins du Royaume où chaque être humain peut, avec son histoire, malgré son histoire, grâce à son histoire, vivre debout, avec les autres, frères et sœurs en humanité, images vivantes du Dieu de la vie.

Amen.

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