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Etranger, étrangère... comme toi-même

Texte de la prédication du dimanche 5 novembre 2023, par le pasteur Christian Baccuet

 

Etranger, étrangère… comme toi-même

Prédication dimanche 5 novembre 2023, par le pasteur Christian Baccuet

 

Lectures bibliques : 

  • Lévitique 19, 33-34
  • Matthieu 25, 34b-40
  • 1 Pierre 2, 9-11


 

1. Détresse

« Détresse ». Quand je pense à notre rapport à l’étranger, c’est le premier mot qui me vient en tête. Détresse des personnes en exil en ce moment même sur les routes, fuyant leur pays en raison des la violence, de la haine, du changement climatique, de la pauvreté, victime de passeurs sans scrupules, de frontières hermétiquement fermées, de bateaux qui coulent dans la Méditerranée. Détresse des étrangers ici, en quête de statut, de travail, de stabilité, d’avenir, parfois loin des leurs, en bute aux tracasseries administratives et au racisme. Détresse aussi de notre propre situation, coincés entre d’un côté notre égoïsme de riches, notre repli sur nous-même, notre peur de partager, et de l’autre notre générosité, notre impuissance à soulager les maux de ce monde, à accompagner toutes les personnes qui frappent à notre porte et ne demandent qu’à pouvoir vivre dignement.

Détresse. C’est le terme qu’employait le philosophe Paul Ricoeur pour parler de l’éthique. D’un côté l’éthique de l’amour, l’idéal qui nous appelle à aimer notre prochain, à construire un monde fraternel, à pardonner, à rendre le bien pour le mal. Et de l’autre une éthique de l’autorité, qui punit, qui rend le mal pour le mal, qui utilise la violence, qui gère des limites au sein de l’instable complexité du réel. L’éthique de l’amour conduit à l’idéalisme et au sacrifice, celle de l’Etat conduit au pragmatisme et au cynisme. Les deux sont en tension, se heurtent, sont en contradiction. Ricoeur écrivait, à propos de la guerre : « Précisément parce qu’elle surgit sur la ligne de rupture des deux éthiques, celle de la charité et celle de la coercition, elle condamne l’individu à une ''Ethique de la détresse'' »[1]. Plus loin, parce qu’il parle de la guerre, il précise : « Cette situation-limite, où l’éthique se décompose en deux éthiques de détresse, n’est pas sans doute une situation constante, ni même durable, ni même fréquente ; mais elle éclaire, comme toutes les choses extrêmes, les situations moyennes, normales. Elle atteste que, jusqu’au dernier jour, l’amour et la coercition chemineront côte à côte comme les deux pédagogies, tantôt convergentes, tantôt divergentes, du genre humain »[2].

Ethique de détresse, entre notre vocation de chrétiens et notre responsabilité de citoyens. Entre nos engagements de foi et nos choix de société.

Détresse. Mais nos engagements sont-ils condamnés à être écartelés entre conviction et responsabilité, comme si ces deux dimensions étaient inconciliables ? Et si nous pouvions les tenir ensemble ? Je voudrais ne pas en rester au mot « détresse » mais vous en proposer un autre. Pour ce faire, je vous propose de plonger dans la Bible, cette Ecriture qui porte la Parole de Dieu, ce livre qui fonde notre foi. De regarder ensemble ce que la Bible dit de l’étranger, ce qu’elle nous appelle à vivre, aujourd’hui, dans notre rapport à lui.

 

2. Parcours biblique

On trouve dans la Bible des textes admirables qui appellent à l’accueil, comme celui de Lévitique 19, 34 : « tu aimeras l’immigré comme toi-même ». Beaucoup de textes comme celui-ci appellent les hébreux à protéger l’étranger qui se trouve chez eux, parce qu’ils ont été eux-mêmes immigrés en Egypte. Dans le Nouveau Testament, Jésus nous questionne : « j'étais étranger et vous m'avez accueilli chez vous » (Matthieu 25, 35). Les textes bibliques qui nous demandent d’accueillir l’étranger sont innombrables.

Seulement voilà, il y a aussi d’autres textes, tout aussi bibliques et qu’on ne peut donc écarter d’un revers de la main, qui parlent de rejet de l’étranger. Par exemple Deutéronome 7, 1-6 : tu ne concluras pas d’alliance avec les nations étrangères, tu ne feras pas de mariage avec elles, tu détruiras leurs autels et leurs idoles… Ou encore Néhémie 13, 23-27 : c’est être infidèle à Dieu que d’épouser des femmes étrangères.

Des textes qui appellent à l’amour de l’étranger, et d’autres qui appellent à la haine de l’étranger. Cela peut laisser perplexe… Et pourtant j’y vois au moins trois interpellations.

 

a. Pas de recette toute faite

Tout d’abord, cela a le mérite de nous rappeler, s’il en est besoin, que la Bible ne donne aucune recette toute faite, aucune réponse tombée du ciel pour répondre à notre place à nos questions. Elle est plutôt là pour donner des questions à nos réponses, nous critiquer, nous interpeller, nous provoquer, en bref nous mettre en mouvement. La lecture biblique nous appelle à faire mémoire, c’est-à-dire à nous mettre en route avec les hommes et les femmes qui marchent avec Dieu. Cela n’est pas facile, cela passe par la tension et la conversion, mais c’est une dynamique. C’est en ce sens que la Bible est notre vie. Elle ne donne pas des lois immuables et abstraites, mais rend compte de situations de vie.

La question du rapport à l’étranger ne fait pas exception. Aucun principe intemporel ne nous est fourni par cette Bible qui nous parle de rejet comme de l’accueil de l’étranger. Il ne nous est pas possible de nous contenter de mettre en avant tel ou tel verset, il nous faut les mettre en perspective, c’est-à-dire les inscrire dans une histoire, l’histoire d’hommes et de femmes qui ont cheminé avec Dieu et qui témoignent pour nous de cette relation à Dieu qui conduit leur relation aux autres, à travers des époques et des situations différentes.

Relire cette histoire, c’est éclairer notre route, nos choix, nos engagements.

 

b. Des textes à mettre en perspective

Et cette perspective se révèle fort intéressante. C’est le deuxième appel que je tire de ces textes. Chaque fois qu’un personnage de la Bible vit un moment intense de foi, une rencontre vivante avec son Dieu, une alliance d’amour, c’est à un moment où il est étranger.

Par exemple Abraham qui doit quitter son pays pour une terre inconnue où l’attend la promesse. Joseph, vendu par ses frères, qui s’intègre douloureusement en Egypte, avec succès, mais dont les descendants seront réduits en esclavage puis persécutés. Moïse qui vit doublement en étranger, par rapport aux égyptiens au milieu desquels il est un immigré et par rapport aux hébreux puisqu’il est élevé à la cour de Pharaon ; tellement étranger qu’il est contraint à l’exil au pays de Madian où il épouse une étrangère, Séphora ; il appelle leur fils aîné Guershom, ce qui signifie « Immigré-là » car, dit-il, « je suis un immigré dans un pays étranger » (Ex 2, 22). Puis vient la Pâque, la grande libération, le Dieu qui se révèle au Sinaï et donne sa loi à un peuple d’exilés qui erre à travers le désert. Le fondement de l’accueil de l’étranger se trouve là, ainsi que l’exprime le passage du Lévitique que nous avons lu : « rappelez-vous que vous avez aussi été immigrés en Égypte ». Plus tard, ce sera David, choisi comme roi mais qui doit s’enfuir pour échapper à Saül qui cherche à s’en débarrasser. Puis viendra le temps de l’exil, la déportation dans la lointaine Babylone, la rencontre brutale mais si importante avec une autre culture, qui va ouvrir la foi vers des horizons plus larges, permettre de réaliser que le Dieu d’Israël est aussi le Dieu de toute la terre, de tous les humains.

Chaque fois, les hébreux sont des étrangers quand ils rencontrent Dieu. Et la rencontre les ouvre sur les autres, sur ceux qui sont étrangers parmi eux.

Par contre, chaque fois que le peuple se croit arrivé, sûr de lui, fort et dominateur, c’est la fermeture à Dieu et le rejet des autres, en particulier des étrangers. C’est l’entrée en Canaan après la traversée du désert, la conquête d’un pays et l’« interdit » lancé contre les habitants de Jéricho, c’est-à-dire la destruction totale des personnes et des biens. C’est le schisme qui suit le règne de Salomon, la division entre le royaume de Juda et le royaume d’Israël, quand les hébreux deviennent des étrangers les uns pour les autres et se font la guerre. C’est encore le retour d’exil, le repli sur soi-même, le vertige identitaire, le renvoi des épouses étrangères et la tentation nationaliste dans une terre occupée par les Perses, puis les Grecs, puis les Romains.

Souviens-toi de tout cela, de cette histoire chaotique, de ces succès et de ces échecs. Faire mémoire, dans la Bible, c’est relire le passé pour vivre aujourd’hui et avancer demain.

Qu’en est-il de nous ? Sommes-nous comme étrangers, dans l’insécurité et la faiblesse, prêts à entendre la voix du Dieu qui libère et les appels des plus petits que nous ? Ou bien sommes-nous riches de confort et de sécurité, de puissance et de suffisance, incapables d’être accueillants à Dieu comme au prochain ?

 

c. Comme vous et moi

Troisième enseignement. L’étranger n’est pas une abstraction désincarnée. Ce n’est pas une catégorie uniforme. Dans la Bible, l’étranger, c’est l’exclu parmi nous, celui qui n’a plus de chez lui et que nous nous devons d’accueillir parce qu’il est rejeté, mais l’étranger c’est aussi le Pharaon oppresseur en Egypte, les idoles cananéennes qui veulent prendre la liberté des hommes, le géant Goliath qui pense ne faire qu’une bouchée du petit David, le roi Nabuchodonosor qui emmène les Judéens en déportation. Accueillir et accompagner l’un, lutter contre l’autre.

L’étranger n’est pas un concept, un idéal ou un repoussoir. C’est une réalité humaine, diverse et contrastée. C’est un homme ou une femme, une vulnérabilité ou une toute puissance. Il ne s’agit pas d’approuver ou de refuser une idée mais, en situation, d’accueillir le faible, le fragile, l’exclu, le dépendant, le rejeté. Et de lutter contre les personnes et les systèmes qui propagent la haine, la peur, la mort.

L’étranger est un homme ou une femme comme vous et moi, ni meilleur ni moins bon. C’est pourquoi son accueil est difficile, mais aussi riche en échanges. Cela peut passer par le « oui » comme par le « non », par une relation qui considère l’autre comme mon égal. Accueillir l’étranger non pas parce qu’il est étranger mais parce qu’il est quelqu’un que personne n’accueille, fragile, exclu.

 

3. Une éthique de la tendresse

Un dernier point, et non des moindres. Jusqu’ici, j’ai surtout évoqué l’Ancien Testament. Avec le Nouveau, les choses changent. La contradiction des textes est dépassée, un axe de lecture nous est donné : le Christ. L’accueil de l’étranger prend un sens théologique fort.

Jésus compte des étrangers dans sa généalogie (Rahab la Cananéenne, Ruth la Moabite). Après sa naissance, il fuit avec les siens en Egypte pour échapper à la folie meurtrière du roi Hérode. Jésus a une pratique de la fréquentation de l’étranger qui fait éclater tous les repères des Pharisiens : une femme samaritaine, un lépreux samaritain, des Romains, une femme cananéenne. Plus encore – et surtout –, il nous dit que c’est en accueillant l’étranger qu’on l’accueille lui-même (Matthieu 25). Accueillir l’étranger, c’est accueillir Dieu car Dieu se donne en Jésus-Christ comme une étranger, lui-même exclu jusqu’à la croix.

Son message d’amour est universel et la grande question qui traverse tous les évangiles et toutes les épîtres est celle de l’élargissement de l’alliance, depuis le peuple juif jusqu’aux extrémités de la terre, en passant par les « Grecs », c’est-à-dire les étrangers païens. L’apôtre Paul écrit : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec […], car vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ » (Galates 3, 28).

Evolution difficile, y compris pour Jésus dans sa rencontre avec la Cananéenne qui lui fait comprendre que toute personne, même si elle n’est pas « de la maison », a droit à la rencontre qui ouvre à la vie (Matthieu 15, 21-28). Mais évolution fondamentale qui nous pousse à être accueillants aux autres, en particulier aux étrangers quand ils sont rejetés. Car, et c’est peut-être le cœur de la question dans la Bible, il ne nous faut jamais oublier que nous sommes nous-mêmes « étrangers et voyageurs sur la terre » (1 Pierre 2, 11), fidèles d’un Dieu dont le Royaume n’appartient pas à ce monde (Jean 18, 36) mais qui, un jour, nous rassemblera tous, nations, tribus, peuples et langues (Apocalypse 7, 9).

L’accueil de l’étranger est un lieu où se vérifie la force de notre foi et la dynamique de notre espérance. Cet accueil est possible parce que l’Esprit saint nous conduit, lui qui à Pentecôte a permis à chacun de comprendre l’Évangile de l’amour de Dieu dans sa propre langue, cet Évangile que Paul résume dans sa lettre aux Romains (15, 7) : « Accueillez-vous les uns les autres comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu ».

Portés par cette présence, cette promesse, cet appel du Christ en nous, sommes-nous en situation de détresse ? Chacun de nous est responsable de la manière dont il fait des choix politiques et sociétaux, au regard de sa foi, et là il peut y avoir de la détresse. Mais chacun de nous, et nous ensemble, sommes appelés à être attentifs à ceux qui sont étrangers vulnérables parmi nous ; c’est que font ceux qui sont engagés dans la chaîne d’hospitalité Marhaban, dans l’aide administrative aux demandeurs d’asile et aux migrants avec la Cimade plusieurs jours par semaine rue Madame, dans l’accompagnement des personnes en situation précaire dans les fraternités du Foyer de Grenelle et du Picoulet de la Mission Populaire, dans l’accompagnement des mineurs isolés avec la paroisse de La Rencontre. C’est ce qui portera la Matinale de l’Entraide samedi prochain rue Madame, sur le thème « Accompagner l’étranger ; restaurer la dignité humaine ». Nous sommes appelés, en actes modestes et humbles, à vivre l’appel de Jésus à accueillir, accompagner, aider l’étranger, à l’accueillir lui-même, le Christ.

Ce n’est pas la détresse ! C’est la joie de notre foi ! Notre foi nous appelle à vivre concrètement une autre éthique que celle de la détresse. Je vous propose un mot qui rime avec « détresse », mais qui en prend le contre-pied : « tendresse ». S’engager dans une éthique de la tendresse. Elle n’évite pas les tensions, les choix douloureux, les contradictions. Elle n’évite pas la responsabilité de choix de société, à travers nos engagements citoyens, notre vote, nos lois – et nous pouvons avoir des avis différents. Mais elle est éclairée de la tendresse de Dieu qui nous appelle à voir, dans chaque être humain en détresse, un homme ou une femme, image de Dieu, aimé de Dieu, porté par Dieu dans sa tendresse, appelant à ce que notre tendresse, fruit de celle de Dieu, s’ouvre à lui, à elle, concrètement, dans des gestes d’accompagnement qui restaurent sa dignité. Ici et maintenant.

Ethique de tendresse car notre rapport à l’étranger est un lieu où se vit notre rencontre avec Dieu. On pourrait dire éthique d’allégresse !

Amen.

 

[1] Paul Ricœur, « Etat et violence », dans Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, p. 257.

[2] Ibid., p. 259.

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