Dépasser le passé — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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Dépasser le passé

Texte de la prédication du dimanche 6 juin 2021, par le pasteur Christian Baccuet.

Lectures :

  • Matthieu 26, 69 à 27, 5
  • Jean 21, 15-19

 

1. Quand le passé ne passe pas

Il y a une quinzaine de jours, lors d’un entretien avec une personne membre de notre paroisse, nous avons échangé sur la question de la culpabilité et de la repentance. Cette personne trouvait que l’on appuyait trop, dans nos cultes, sur la prière de repentance, la confession des péchés. Voilà qui me culpabilise, m’a-t-elle dit, rajoutant que, de manière générale, le christianisme a tendance à culpabiliser les gens, à les enfermer dans des mauvaises actions ou pensées, dans une mauvaise nature, alors qu’on a besoin de s’aimer et pas de porter le fardeau de fautes, on a besoin d’être libérés et pas de culpabiliser.

Cela m’a interpelé, car je crois que tout l’Evangile est justement le contraire de la culpabilisation, qu’il est parole d’amour sur nos vies, parole de libération de nos existences. Je sais bien que les Eglises ont eu – et ont encore, hélas – tendance à transformer l’Evangile, « bonne nouvelle », en une « mauvaise nouvelle », une parole de jugement et de condamnation, de pouvoir et d’exclusion. Je sais bien, surtout, que nos vies personnelles sont souvent encombrées par le passé, par des souffrances reçues ou données, par des regrets, des remords, une culpabilité dont il est difficile de se défaire. Je crois que c’est justement là que résonne l’Evangile comme parole de salut, c’est-à-dire de restauration de notre personne dans sa juste humanité, sa juste relation à Dieu et aux autres, sa juste relation à soi-même, relation de paix et de grâce, d’amour et de liberté. Mais voilà, c’est facile à dire, c’est bien plus dur à vivre. Qu’est-ce qui peut nous aider à dépasser le passé, notamment quand il est lourd et qu’il nous écrase ?

Le passé est toujours important, il nous constitue en grande partie. Notre regard sur le passé est fondamental. Et c’est là que, bien souvent, nous avons un problème. Nous l’avons collectivement. Notre société est particulièrement figée dans l’aveuglement, le déni, le mensonge par rapport au passé. Nous avons de la difficulté à reconnaître ce que nous avons fait de mal, à demander pardon, à accepter qu’une démarche de repentance ne soit pas une marque de faiblesse. Alors le passé ne passe pas et on en est comme gangrénés. L’actualité de notre pays le montre régulièrement. Quand le passé ne passe pas, le présent est empli de rancœurs, de culpabilité. Il est mortifère. Et  l’avenir ne s’ouvre pas, il n’est qu’un futur sans espérance, plombé par le passé, les erreurs, les fautes, les malheurs. Nous vivons cela à l’échelle collective : notre société, notre pays, notre famille. En Eglise aussi, trop souvent. Et nous le vivons personnellement.

Quel chemin tracer alors, quand le passé nous tient enfermés dans la culpabilité, englués dans le remords ? La Bible est un livre qui articule en permanence passé et espérance. L’un n’est pas sans l’autre. Le Dieu de la mémoire est le Dieu de l’espérance ; Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Dieu de Jésus-Christ, il est celui qui est, qui était et qui vient. Mémoire et espérance. Toute la Bible nous trace un chemin pour passer de l’une à l’autre. Pas l’oubli mais la mémoire. Pas le déni mais la vérité. Pas le regard empêché d’espérer mais des vies orientées vers l’avenir.

C’est ce que nous vivons dans la liturgie du culte dominical, qui n’est pas répétition d’une structure rassurante mais chemin de vie, parcours de foi, regard théologique sur Dieu et sa grâce, appel pour nos existences et leur besoin de pardon. Le culte commence par l’annonce de la grâce, geste premier de Dieu. La prière de repentance est une manière de nous présenter à lui tels que nous sommes, et elle est suivie par l’annonce du pardon ! Précédée par l’annonce de la grâce et suivie par l’annonce du pardon, elle n’est pas là pour nous accabler mais pour nous libérer.

Ce chemin, c’est celui auquel nous sommes appelés, et que nous avons bien de la peine à emprunter. Nous ne sommes pas les premiers et l’expérience de ceux qui nous ont précédés peut nous aider. Je vous propose aujourd’hui de regarder deux figures importantes des évangiles. Deux disciples, parmi les principaux. Pierre et Judas.

 

2. Judas et Pierre

Judas est ce disciple qui fait figure de traitre, celui qui a abandonné Jésus en cours de route comme tous les autres disciples, mais qui a été actif dans ce geste : un baiser, quelques pièces d’argent, dérisoire salaire du crime qui servira tout juste à acheter une tombe pour lui. Car au bout de cette histoire, pour Judas, c’est la mort par pendaison, un suicide, une fin dramatique. Quel malheur pour cet homme… Judas, un anti-héros de la foi. Tout semble l’opposer à un autre héros. Pierre. L’un des grands apôtres, personnage important des premières années du christianisme, disciple de la première et de la dernière heure, porteur de l’Evangile, Pierre que Jésus a appelé à être pierre sur laquelle l’Eglise va se construire. Un héros de la foi. Judas et Pierre se ressemblent pourtant comme des frères. L’un et l’autre sont disciples du Christ, ils l’ont suivi pendant des années, buvant ses paroles, essayant maladroitement de les comprendre, posant parfois des gestes inconsidérés et à côté de la plaque, percevant l’espérance que dégageait Jésus et qui les entraînait sur des routes chaque jour nouvelles.

L’un et l’autre, au moment crucial, vont défaillir. La dernière nuit de Jésus est le temps de leur trahison à tous les deux. Judas quitte la table pour aller livrer son maître, lui qui mangeait dans le même plat que lui, qui partageait la même espérance. Et Pierre, qui de toutes ses forces a promis que, lui, il ne trahirait jamais, et que s’il n’en restait qu’un ce serait lui, Pierre aussi trahit. Par trois fois, dans la cour de la maison du grand-prêtre, il jure qu’il ne connaît pas Jésus, qu’il ne l’a jamais vu, qu’il n’est pas disciple. L’un et l’autre traversent une épreuve terrible, un manquement fondamental, une souffrance essentielle : ils abandonnent celui qu’ils aiment, ils le laissent mourir seul. Et tous deux ont conscience de ce qu’ils viennent de faire. Quel poids à porter, pour l’un comme pour l’autre ! Judas et Pierre, deux frères dans la faiblesse.

Mais leur histoire, à partir de là, n’est plus la même. Elle diffère fondamentalement. Quand il prend conscience de son geste, Judas se précipite pour rendre l’argent aux grands-prêtres puis il court se pendre. Il ne supporte pas ce qu’il a fait, alors il se donne la mort. Sa vie finit pitoyablement, tristement. Un échec terrible. Il ne saura rien, ni de la mort de Jésus ni de sa résurrection… Pierre, quant à lui, au chant du coq, pleure amèrement et s’en va. Mais on le retrouve au matin de Pâques, dans les évangiles de Luc et de Jean, découvrant le tombeau vide. Et dans l’évangile de Jean, mangeant au bord du lac avec Jésus ressuscité. Dans le récit de Jean, par trois fois Jésus lui demande : « Pierre, m’aimes-tu ? ». Et par trois fois Pierre lui répond : « Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime ». Par trois fois, comme pour rappeler le triple reniement, comme pour offrir trois fois le pardon. Comme pour aider Pierre à emprunter le chemin de la résurrection. Et Jésus dit à Pierre : « Prends soin de mes brebis. Suis-moi ! ». Le livre des Actes nous le montrera ensuite comme un des principaux responsables de la première communauté chrétienne. Son histoire finit dans la vie retrouvée, l’Evangile partagé.

Pourquoi ce destin si différent ? On peut penser que c’est une affaire de hasard, de circonstances, de coïncidence, l’un a de la chance et pas l’autre, l’un est fort psychologiquement et l’autre faible, inégalité de naissance. On peut penser que c’est juste, l’un est punit et l’autre récompensé, en fonction de la gravité de leur geste (ce n’est pas la même chose d’envoyer à la mort et d’abandonner), de leur passé ou de leur potentiel. On peut penser que c’est une affaire de prédestination, Dieu a décidé du sort de l’un et de l’autre, de toute éternité, et cela ne nous regarde pas. C’est peut-être l’une ou l’autre de ces explications. Mais aucune ne me satisfait vraiment. Il me semble que deux dimensions sont importantes dans le fait que leur destin diverge après la trahison.

 

3. Remords ou repentance

Judas et Pierre. L’un et l’autre ont abandonné Jésus. Mais pour l’un l’histoire s’arrête là, dans la mort, tandis que pour l’autre l’histoire rebondit et s’épanouit dans la vie. L’un s’est laissé enfermer dans son geste, l’autre a pu dépasser son geste. L’un s’est laissé piéger dans la culpabilité, l’autre s’est ouvert au pardon. L’un a sombré dans le remords, l’autre a cheminé dans la repentance.

Le remords, c’est la conscience du mal fait ou subi, qui enferme dans ce mal, qui emprisonne, qui colle tout dans ce moment-là. C’est le regard perpétuellement tourné vers l’arrière, chargé uniquement de regrets, qui n’arrive pas à se détacher et à se tourner vers ailleurs. C’est un regard mortifère. Le remords, c’est ce qui re-mord, qui continue à mordre.

La repentance, c’est aussi la conscience du mal fait ou subi. Mais c’est le chemin pris pour sortir de ce mal. Sans le nier, sans l’amoindrir, c’est la volonté de ne pas se laisser enferme en lui, mais d’aller plus loin. C’est s’ouvrir au pardon, pardon reçu ou pardon donné, mais avenir envisagé, possible, place faite à l’espérance.

Pris dans le remords, Judas s’enferme dans sa culpabilité, il se rend lui-même justice en se supprimant. Entré dans la repentance, Pierre accepte le pardon, s’ouvre à la justice justifiante de Dieu, il trouve la vie. Le remords ferme l’avenir, il conduit à la mort. La repentance, en laissant la place à la vie, permet à l’avenir d’advenir. C’est une question de regard : le regard enfermé en arrière, ou le regard tourné vers devant… Le regard tourné sur soi-même, ou le regard en Christ.

Nous voilà avec la conscience de tout le mal déversé dans le monde par le genre humain, par notre société, par nos Eglises, par nos vies personnelles. Cette conscience est-elle désespérance, fatalisme, aigreur, enfermement dans le remord, place laissée uniquement à la mort ? Ou est-elle espérance lucide, qui peut nommer le crime pour ne plus le reproduire, qui peut dire le mal pour le dépasser, qui peut exprimer le chemin de repentance qui construit le lendemain ? C’est le défi de notre vie, le double défi de la mémoire et du pardon. Mémoire qui peut dire d’où l’on vient et ce que l’on a traversé, pardon qui ouvre des voies nouvelles pour aller plus loin. Hier est derrière nous mais nous ne l’oublierons pas. Demain est devant nous et nous pouvons le construire. Aujourd’hui, Dieu nous invite à suivre le chemin de la vie, comme Pierre. Fragiles mais espérant. Pécheurs mais pardonnés. Avec le Christ comme compagnon de vie qui, en nous demandant : « M’aimes-tu ? » nous invite à lui dire « Je t’aime ! ». Qui, en nous disant « Je t’aime », nous invite à nous aimer nous-même.

 

4. Rejeté ou accompagné

Une autre différence me frappe. Quand Judas est envahi de remords, il revient vers les grands-prêtres et les anciens, il leur rend les pièces d’argent (il se débarrasse du fruit mauvais – et dérisoire – de son acte), et il confesse sa faute : j’ai péché, j’ai livré à la mort un innocent… Une confession comme un besoin de se décharger du fardeau qu’il porte, comme un appel à l’aide aussi. Et les hommes de religion se détournent violemment : que nous importe ? C’est ton affaire ! Ils le laissent seul avec lui-même, son angoisse, sa culpabilité. Ils le condamnent. Pierre, lui, est rejoint par quelqu’un. Jésus déjeune avec lui, puis dialogue longuement. Par trois fois, il refait lien avec Pierre, comme pour l’aider à revenir des trois reniements de celui-ci. Il entre en lien, il invite à la parole, il écoute, il rebondit, il relève. Bien sûr, Pierre mourra lui aussi un jour. Mais pas de sa culpabilité. Il suivra enfin le Christ jusqu’au bout : « Suis-moi » !

Combien de vies, de destins, peuvent être différents selon que l’on a été accueilli, écouté, relevé, ou bien chassé, laissé seul avec soi-même, condamné ? Là encore un regard. Le regard sur celui ou celle qui souffre, culpabilise et a besoin d’aide. Un regard qui se détourne, ou un regard qui accueille et accompagne…

Comment, en Eglise, regardons-nous celui ou celle qui appelle à l’aide ? En nous détournant comme les grands-prêtres installés dans leur pouvoir et leur confort ? Ou comme Jésus, témoin du pardon de Dieu ? J’aime que mon Eglise soit une Eglise de témoins de l’accueil de Dieu, de son pardon, de sa vie. Une Eglise tournée vers demain. J’aimerais qu’elle soit plus encore le lieu qui aide ceux qui sont enfermés dans le remords, la désespérance, le fatalisme, l’aigreur, le cynisme – et il y en a beaucoup – à entrer dans la repentance, l’espérance lucide, le pardon accepté, l’amour partagé. Une Eglise qui ne s’enferme pas sur le passé mais vit dans l’espérance, dans la confiance. Une Eglise qui, pécheresse et pardonnée, accueille tout pécheur dans le pardon. Une Eglise qui vit et partage la grâce. Une Eglise qui prêche le Christ qui, crucifié, connaît nos souffrances et nos turpitudes et qui, ressuscité, nous ouvre des voies nouvelles.

Un Christ qui nous appelle à nous relever, à ressusciter. Un Christ qui nous prend sur ses épaules, comme le bon berger porte la brebis égarée. Qui nous porte tous, que nous soyons plutôt Pierre ou plutôt Judas, qui porte ce qui en nous est Pierre et ce qui en nous est Judas. Car l’Evangile est aussi pour Judas. Plus fort que le mal est le pardon de Dieu, plus puissante que la mort est la vie en Christ, plus profond que l’abandon est la communion dans l’Esprit saint.

Dans la basilique de Vézelay, en Bourgogne, il y a un chapiteau roman très émouvant. Il est sur notre feuille de culte. Il représente Judas, après son suicide, porté par un homme, comme s’il était une brebis portée par un berger. Comme s’il était la brebis égarée que le bon berger est allé chercher. Il représente Jésus portant Judas sur son dos. Il représente Jésus me portant sur son dos. Il représente Jésus portant chacun de nous sur son dos. Il annonce l’Evangile : la grâce de Dieu est toujours plus forte que nous. Aucun destin n’est définitivement fermé. L’avenir est toujours ouvert.

Grâce et paix nous sont données !

Amen.