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Dieu entend nos cris de détresse

Texte de la prédication du dimanche 13 février 2022, par le Pasteur Christian Baccuet, sur Genèse 16 : Agar, Saraï, Abram

Dieu entend nos cris de détresse

 

Genèse 16

 

Pentemont-Luxembourg, 13 février 2022. Prédication du pasteur Christian Baccuet.

 

 

C’est l’histoire de deux femmes, de deux détresses, de malheurs accumulés. Et c’est l’histoire de la lâcheté d’un homme. C’est une histoire banale, trop banale, tristement courante.

 

1. Saraï et Agar : la détresse se multiplie

Deux femmes, deux situations de détresse.

L’une s’appelle Saraï. Elle est la femme d’Abram. Elle était âgée et sans enfant quand son mari a entendu l’appel de Dieu, la promesse d’une terre et d’une descendance et qu’il s’est mis en route en l’emmenant sans qu’on sache si elle était d’accord : « Abram prit Saraï, sa femme, et Loth, son neveu, avec tous les biens et les gens qu’ils avaient acquis » (Gn 12, 5). Elle a traversé avec lui des épreuves. En Egypte, son mari a eu peur de Pharaon qui la désirait, alors il s’est défilé et l’a fait passer pour sa sœur afin d’avoir la vie sauve, la sacrifiant pour sauver sa propre peau ; heureusement, quand Pharaon s’en est aperçu, il a été généreux et a rendu Saraï à Abram. Pendant ce funeste séjour en Egypte, l’avis de Saraï n’a jamais été demandé, elle n’y a pas eu droit à la parole (Gn 12, 10-20). Elle n’a pas plus la parole ensuite, quand les bergers d’Abram et Loth se disputent et que l’oncle et le neveu se séparent (Gn 13). Elle n’a pas la parole quand la guerre éclate et qu’Abram va délivrer Loth qui a été fait prisonnier (Gn 14). Elle n’a pas la parole quand Dieu fait alliance avec Abram (Gn 15). Elle n’a pas la parole, on ne sait même pas si elle est présente dans ces derniers épisodes ; tout cela est une histoire d’hommes. Triste écho de l’histoire humaine et de la place que les hommes laissent – ou plutôt ne laissent pas – aux femmes.

Dans l’épisode de ce jour, elle est là, bien présente. Elle souffre, car cela fait dix ans, nous précise le texte (v. 3), qu’Abram et elle sont en pays de Canaan, c’est-à-dire dans l’attente de la promesse d’une descendance, et elle n’a toujours pas d’enfant. Sa détresse est profonde, elle la touche même au niveau de sa foi : « Le Seigneur m’a empêchée d’avoir des enfants » (v. 2) ; elle ne croit plus en la promesse de Dieu, elle croit même que c’est Dieu qui empêche la promesse de se réaliser. Détresse du doute profond, quand on croit que Dieu lui-même nous a abandonné.

Alors, du fond de sa détresse, elle décide de se prendre en main. Pour la première fois depuis le début du cycle d’Abram, elle prend la parole, elle devient sujet. Elle s’adresse à Abram, pour lui suggérer une solution : qu’il ait un enfant avec sa servante ! Il est important de préciser ici que, dans la culture de l’époque – nous sommes dans le deuxième millénaire avant notre ère –, ce que propose Saraï n’a rien de choquant. C’est une coutume parfaitement connue et traditionnelle, que l’on retrouve par exemple dans le droit mésopotamien. Une femme stérile pouvait donner une servante à son mari et le fils né de cette union était considéré comme le sien et devenait l’héritier ; la servante, sorte de mère porteuse, devait accepter cela, ne pas chercher à devenir l’égale de sa maîtresse, et elle obtenait la garantie de n’être jamais chassée ni vendue. Ce que propose Saraï est normal, pour qu’une descendance puisse lui être donnée. Sa parole est un désir de vie. Elle donne Agar à Abram.

Et voilà l’autre femme du récit, Agar. Elle n’a pas le statut social de Saraï. Elle est son esclave. Elle est la propriété de sa maîtresse, vie consacrée à être au service de celle qui la possède. On ne sait rien d’elle, si ce n’est qu’elle est égyptienne, ce qui renforce la précarité de sa situation : elle est étrangère, originaire d’un lieu qui a représenté le danger pour Saraï abandonnée par son mari entre les mains de Pharaon. Comme par un renversement de situation, ou une prolongation de malheurs, Saraï qui avec été donnée par Abram à Pharaon l’Egyptien donne à Abram une Égyptienne… Et Agar n’a rien à dire. On ne lui demande pas son avis. Elle est simplement un moyen. Elle est comme un instrument, comme un objet.

Deux femmes. Deux positions sociales très différentes, le sort partagé d’être femme dans une société patriarcale, et chacune une détresse, l’absence d’avenir. Ce texte, come tous les récits du cycle d’Abram, résonne directement dans la situation de beaucoup de femmes dans l’histoire, dans le monde, peut-être au cœur même de nos propres histoires.

Et la souffrance va se démultiplier. Sortir de la détresse n’est jamais simple. La tentative de sortir de l’épreuve va déclencher une autre épreuve.  Agar devient enceinte d’Abram et, nous dit le texte, « quand elle sut qu'elle attendait un enfant, elle regarda sa maîtresse avec mépris » (v. 4). La règle le lui interdit, mais la réalité la submerge, et pour moi cela résonne comme le retournement dû à un trop plein de souffrance ; voilà qu’elle se sent supérieure à celle qui est sa maîtresse. Comment en vouloir à Agar ? Et Saraï, devant une humiliation qui vient s’ajouter à la souffrance d’être stérile, franchit à son tour les limites de la coutume. La réalité la submerge elle aussi, et pour moi cela résonne aussi comme le retournement dû à un trop plein de souffrance ; voilà qu’elle maltraite Agar à un tel point que cette dernière s’enfuit. Comment en vouloir à Saraï ? Oui, comment en vouloir à ces deux femmes qui, plongées dans l’injustice et l’épreuve, se font souffrir l’une l’autre ? Bien sûr, ce n’est pas bien que l’une méprise l’autre, ce n’est pas bien que l’autre fasse souffrir l’une. Mais nous ne sommes pas dans une situation de morale ; nous sommes dans une situation de souffrance.

Et souvent, à la souffrance s’ajoute la souffrance. Et parfois la souffrance de l’autre, loin de soulager la mienne, l’augmente. Saraï se retrouve sans sa servante et sans l’héritier à naître, encore plus seule qu’avant. Et Agar se retrouve esclave en fuite, enceinte, dans le désert. Le face à face de ces deux femmes est dramatique et ce qui en ressort encore plus. Que faire ?

 

2. Abram : la lâcheté comme une fuite

Pour sortir d’une relation duelle toxique, souvent un tiers est nécessaire.

Il y a un tiers potentiel dans cette histoire, c’est Abram. Il est chef de clan, richissime, porté par la promesse de Dieu (Gn 13), vainqueur des rois locaux et béni par Melkisédek (Gn 14), reconnu comme juste par Dieu qui vient de faire alliance avec lui et de lui renouveler la promesse (Gn 15). Il a tout pour lui. Sauf le courage d’être juste. Dans notre épisode il est même franchement lâche.

Il est directement interpelé par Saraï : « A toi de supporter les conséquences de l'injure qui m'est faite ! » (v. 5). Elle a raison, Saraï, c’est à lui d’être responsable. Après tout, c’est avec lui que le Seigneur a jusque-là parlé. C’est pour lui que la promesse a été faite. C’est lui qui a une épouse et qui attend un fils d’une autre. C’est lui qui doit trouver une solution. « Que le Seigneur soit juge entre toi et moi ! », lui dit Saraï (v. 5), c’est-à-dire : que ce Dieu qui te considère comme juste t’inspire une décision juste. Et que fait Abram ? Lâchement, il se défile. Il dit à Saraï : « C'est ton esclave, elle est en ton pouvoir. Fais-lui ce qui te plaît » (v. 6). Il laisse la porte ouverte à l’amertume, à la vengeance, à la multiplication de la souffrance.

Je n’entends là aucune empathie d’Abram pour Saraï : c’est ton esclave, c’est ton problème ; fais-lui ce qui te plaît, je n’interviens pas, je te laisse seule avec ça, je me défile. Aucune empathie pour Agar non plus, qui pourtant porte son fils, son avenir, qui est dans un double état de faiblesse, enceinte et esclave.  Abram bafoue le droit, il ne protège pas celle qui est enceinte de lui. Il était prêt à sacrifier Saraï en Egypte pour avoir la vie sauve, maintenant il est prêt à sacrifier Agar pour avoir la paix.

Abram, comme tant d’hommes dans l’histoire humaine, est dans une situation de puissance mais il se défile quand l’injustice est devant ses yeux, quand une responsabilité lui est offerte.
Abram n’est pas brillant dans ce récit. C’est triste et c’est terriblement réaliste. Même dans la foi, on peut défaillir, être rattrapé par sa faiblesse. J’aime ces récits qui nous parlent d’Abram comme n’étant pas un héros sans fragilités ni défaillances, mais un homme comme les autres, comme moi, vite dépassé, rarement à la hauteur. Mais je n’aime pas ce que fait Abram dans cette histoire. Je n’aime pas les lâchetés qui sont les miennes, la fuite devant l’injustice, les mains lavées devant la condamnation de l’innocent, le « débrouille-toi tout seul » devant l’appel à l’aide. Je n’aime pas cette histoire qui me tend un miroir.  

Je comprends Saraï, je comprends Agar. Mais je ne comprends pas Abram. A quoi cela sert-il de suivre le Seigneur, de marcher en sa présence, d’être porteur de bénédiction, si on laisse Saraï seule dans son amertume et Agar seule dans sa fuite ?

 

3. Dieu : l’avenir qui s’ouvre

Mais, encore une fois, l’histoire n’est pas terminée. Voici qu’intervient Dieu. Il n’intervient pas pour faire des reproches ou donner des sanctions à Abram le lâche, Saraï la maltraitante ou Agar la déserteuse. Dieu n’est pas un dieu de punition mais un dieu de tendresse. Il vient vers celle qui en a, à ce moment-là, le plus besoin, Agar. C’est près d’elle qu’il se trouve, et sa présence va remettre les choses en place, tout le monde dans la bonne direction. Heureusement, la présence de Dieu n’est pas indexée sur nous. Abram abandonne Agar, mais le Seigneur, lui, accompagne Agar. Et c’est ce qui me touche le plus dans cette histoire. Le dieu d’Abram est aussi le dieu d’Agar.

Agar est seule, esclave en fuite, enceinte, dans le désert, loin déjà, sur la route de Chour, aux confins de l’Egypte, dans la précarité la plus totale… et Dieu la trouve là où elle est. Le texte, comme souvent dans la Bible, nous parle d’un messager (c’est le sens du mot « ange »), mais c’est pour nous parler de Dieu. Comme celui-ci ne peut être représenté, c’est par l’intermédiaire d’un messager qu’il se rencontre. Mais c’est bien de Dieu qu’il s’agit, et cette présence de Dieu auprès d’Agar est magnifique. Notre récit nous dit que Dieu n’est pas un dieu lointain, mais celui qui voit la détresse d’une personne qui en a besoin, fût-elle esclave en fuite, fût-elle perdue dans le désert, fût-elle fautive et sans prix aux yeux de la société, chassée loin de tout et de tous. Dieu est celui qui vient vers celui ou celle qui en a besoin. Passage magnifique, où presque chaque mot nous dit ce Dieu de compassion.

Il la trouve (v. 7)… c’est donc qu’il la cherchait. Dieu est celui qui nous cherche et qui nous trouve, même au plus loin de ce qui nous semble loin de lui.

Il lui parle (v. 8), en la nommant (« Agar »), en connaissant sa situation (« servante de Saraï »). A elle qui jusqu’ici n’a été qu’un instrument, un objet dont on se sert, quelqu’un à qui on n’adresse pas la parole et à qui on ne donne pas la parole, Dieu parle. Et comme souvent dans la Bible, sa parole est d’abord question, début de relation, invitation à répondre, parole offerte. Question existentielle profonde : « D’où viens-tu et où vas-tu ? » (v. 8). Ces deux questions paraissent banales mais elles sont formidables appel à dire le passé qui nous pèse et nous porte, la peur qui nous fige ou l’espérance qui nous entraîne. « D’où viens-tu et où vas-tu ? », cela résonne comme « Où en es-tu de ta vie ? », aujourd’hui. C’est d’ailleurs ainsi qu’Agar répond, elle qui dit sa situation d’esclave en fuite ; elle a coupé avec le passé, elle n'a pas d’avenir, ce qui compte c’est son présent écrasé. Elle en est là, là où elle n’est plus rien.

Et c’est là que la parole de Dieu va devenir parole pour elle. Elle, esclave en fuite, reçoit une promesse aussi forte que celle qu’a reçue Abram le riche propriétaire : des descendants en si grand nombre qu’on ne pourra pas les compter ! « Tu auras un fils » (v. 11) ! Parole forte, qui fait écho à la promesse reçue par Abram mais en plus précis. Parole qui non seulement dit à Agar qu’elle ne va pas mourir là mais qu’elle va accoucher, mais qui aussi la projette dans un avenir loin et grand. Un fils va lui naître, qui sera comme un âne sauvage – c’est un grand compliment qui dit la vie indépendante, la force, la liberté, la solitude et l’hostilité aussi, mais la promesse de Dieu. Le nom de ce fils sera tout un programme. Ismaël, Yishma El, « Dieu entend ». Nom qui dit la relation à Dieu, relation de parole et d’écoute, de confiance et de présence. Nom qui est une confession de foi : « Dieu entend » sera le nom du fils d’Agar « car le Seigneur a entendu ton cri de détresse » (v. 11). Nom magnifique ! Dieu a entendu le cri d’Agar, bien que celle-ci n’ait pas crié ; il a entendu le cri qu’elle avait en elle-même. Dieu comprend ce que nous vivons même quand nous n’avons pas les mots pour le dire ou le courage pour le cirer. Il entend nos cris intérieur. Dieu est un Dieu de relation.

Et cette relation se dit encore par le verbe « voir ». Agar comprend que Dieu la voit, et que ce qu’elle reçoit de lui, présence et parole, c’est sa manifestation : « ai-je réellement vu celui qui me voit ? » (v. 13). La question d’Agar est formulation de foi. Elle a perçu une trace de Dieu dans cette rencontre. Comme elle, je peux douter de voir Dieu, mais je confesse que lui me voit. C’est ainsi qu’elle appelle désormais Dieu : « El-Roï » (v. 13), ce qui veut dire « Dieu qui me voit ». Et le lieu même de cette expérience de foi porte désormais ce nom : « Lahaï-Roï » (v. 14), « Le vivant qui me voit ».

Voilà Agar, esclave égyptienne, moins que rien, utilisée comme un objet par Saraï et Abram pour leur assurer une descendance ; Agar violemment secouée par cela au point de regarder sa maîtresse avec mépris. Agar maltraitée à un tel point qu’elle est fugitive ; Agar enceinte et abandonnée seule ; Agar qui aux yeux du monde est méprisable parmi les méprisées, est trouvée par Dieu, mise en dialogue par Dieu, vue par Dieu, relevée par Dieu ! Quelle belle page d’Evangile ! Elle va retourner chez Saraï, elle sera encore son esclave, elle traversera encore des épreuves (Gn 21) – la vie est souvent ainsi – mais elle va mettre au monde un fils, Ismaël, qui sera le premier-né d’Abram, le premier circoncis avec lui (Gn 17), l’ancêtre d’une grande descendance (Gn 25). Pour Agar, Dieu ouvre un avenir là où il n’y en avait plus.

Saraï et Abram, au chapitre suivant, seront à leur tour relevés de cet épisode éprouvant. Leurs noms en seront changés, Abram deviendra Abraham et Saraï deviendra Sara ; leur vie sera ouverte. Et Sara, à son tour, recevra bientôt l’annonce de la naissance d’un fils, et donnera naissance à Isaac, dont le nom signifie « Il rit », nom de joie (Gn 18 et 21).

Aujourd’hui, nous qui sommes Agar dans la solitude du rejet, ou Saraï dans l’aigreur de la souffrance, ou Abram dans la difficulté à être responsable, ou un peu des trois, le Seigneur entend nos cris de détresse, le Seigneur nous trouve, nous parle, nous voit, il nous ouvre un avenir et une espérance.  

Alléluia !