La racine qui nous porte — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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La racine qui nous porte

Prédication du dimanche 2 février 2020, par le pasteur Christian Baccuet.

Lecture : Luc 2, 22-40

 

1. Trois événements

 

 

Trois événements m’ont interpellé ces derniers jours.

a. Libération d’Auschwitz il y a 75 ans

Le premier, c’est l’anniversaire, lundi dernier, de la libération d’Auschwitz. Il y a 75 ans, le 27 janvier 1945, l’Armée rouge entrait dans ce camp de concentration et d’extermination, terrible lieu de souffrance et de mort. Plus d’un million cent mille hommes, femmes et enfants y sont morts, dont neuf cent mille le jour de leur arrivée. 90 % des victimes étaient juives, environ un million de personnes. La Shoah a fait près de six millions de victime ; si on faisait une minute de silence pour chacune d’elle, on serait silencieux pendant onze ans et demi.

Auschwitz, ce nom est à tout jamais synonyme de la barbarie humaine, de la négation de l’autre. Ce nom restera toujours comme un point d’interrogation, résistant à toute tentative d’explication, rejetant toute réponse, dépassant toute raison. Auschwitz c’est une plaie béante dans notre humanité, un trou noir dans notre histoire.

 

b. En France aujourd’hui, un regain d’antisémitisme

On pourrait penser que cela nous aurait vacciné, définitivement, contre tout antisémitisme. Et voilà qu’un sondage publié il y a dix jours (mardi 21 janvier 2020)[1] met devant nos yeux un regain d’antisémitisme. Pas à l’autre bout du monde : ici, en France. 34 % des Juifs de France se sentent menacés dans notre pays. 70 % des Français juifs confient avoir déjà été victimes d'un acte antisémite ; ils sont 84 % chez les 18 à 24 ans.

Et cela nous pose question, cela nous remet en question. Qu’y a-t-il au fond de nous, au cœur de notre société, pour que resurgisse sans cesse le monstre ? Elle est toujours prête à se réveiller, cette haine vieille comme le monde, dont les Chrétiens se sont emparés avec tant de facilité au cours de l’histoire.

Pour les Juifs, deux mille de christianisme sont synonymes de deux mille ans de persécutions, de pogroms, de ghettos, d'expulsions, de bûchers, de rouelles ou d'étoiles jaunes, jusqu’aux camps d’extermination du XX° siècle. Dans ses mémoires, Elie Wiesel raconte que, si pour un Chrétien la croix est un signe de foi, pour les Juifs elle un signe de malheur, celui de la mort donnée à ses ancêtres au nom du Christ… Et je pense avec douleur à toutes les justifications que les Chrétiens ont données à l'antisémitisme, toutes les raisons que l'on s'est données pour persécuter les Juifs : peuple rejeté par Dieu, peuple maudit, peuple qui a tué Jésus. Les citations rempliraient des bibliothèques entières.

 

c. Conférences sur les relations entre Juifs et Chrétiens

Troisième événement : dans le cadre des conférences que nous proposons les mercredis soir avec mon collègue Andreas Lof, nous sommes dans un cycle de trois soirées consacrées aux relations entre judaïsme et protestantisme. Il y a dix jours, nous recevions Hervé-Elie Bokobza, enseignant en Bible, talmud, littérature rabbinique. Il nous a dit deux choses fondamentales ; la première c’est que la fraternité entre Juifs et Chrétiens, en France, n’a pas à être justifiée, elle est une réalité de fait, dans le cadre républicain et de sa devise « liberté, égalité, fraternité » ; la deuxième, c’est que Jésus, Paul, les premiers Chrétiens, étaient de vrais Juifs, et que tout le Nouveau Testament peut se lire dans cette perspective ; c’est l’histoire qui, ensuite, a suscité des divisions, des séparations, de la haine. Pas les textes.

 

Et me voilà avec ces trois dimensions : 75 ans après Auschwitz, un regain d’antisémitisme et un lien fort entre Juifs et Chrétiens. Comment les articuler ?

C’est alors qu’est venu le texte biblique qui nous est proposé pour ce jour. Il vient résonner directement dans ce contexte. Il nous permet de penser les rapports entre le christianisme et le judaïsme. Il nous offre de nous rappeler quelques évidences de notre foi, de redire les liens que nous avons avec la première alliance, de réaffirmer notre relation au judaïsme, le rapport entre le destin de ce peuple et l'histoire du christianisme.

 

2. L’Evangile du jour : notre rapport au judaïsme

Le texte de l'Evangile lu tout à l’heure nous donne quelques éléments. Ce récit se situe quarante jours après la naissance de Jésus. Ses parents se rendent, selon la coutume, au temple de Jérusalem pour accomplir les rites de présentation de leur nouveau-né. Là, ils rencontrent deux personnages pieux, Syméon et Anne, qui accueillent Jésus comme le Messie qu'ils attendaient. Ce texte nous aide à entrer dans les rapports entre le judaïsme et le christianisme. Rapports tout à la fois de continuité, d’accomplissement et de rupture[2].

 

a. Continuité

Continuité tout d'abord. Le récit se passe dans le Temple de Jérusalem, dans le lieu central de la foi juive au Ie siècle. Marie et Joseph sont là pour accomplir les rites traditionnels : ils ont déjà circoncis Jésus âgé de 8 jours, et là, ils présentent à Dieu leur fils premier né, sacrifiant comme il est de règle deux pigeons pour la purification de la mère. Là, dans le Temple, se trouvent Syméon et Anne, deux Juifs pieux, Syméon qu'habite l'Esprit de Dieu, Anne qui reste à prier jour et nuit dans le sanctuaire. Nous sommes dans un cadre juif. Joseph, Marie, Syméon, Anne sont juifs. Christ vient dans la continuité de son peuple.

Jésus est juif. Et tout au long de sa vie, de ses paroles, au fil du Nouveau Testament, Jésus se situe dans la lignée des écrits juifs. Il se range sous l'autorité des textes de l'Ecriture, il les cite souvent, par exemple au moment de sa tentation. Il répète qu'il est venu pour confirmer la loi.

La tradition juive est la maison que Jésus vient habiter, le modèle dans lequel se développe la foi chrétienne. Le Dieu de l’Ancien Testament, le Dieu d'Abraham, Isaac et Jacob, le Dieu de Moïse, de David, d'Elie, c'est le Dieu de Jésus-Christ. Il y a continuité entre la première et la nouvelle alliance.

 

b. Accomplissement

Continuité, mais aussi accomplissement. Dans le temple de Jérusalem, on voit Syméon et Anne bondir de joie parce qu'ils rencontrent celui qui porte toute leur attente, tous leurs rêves, l'espoir de tout leur peuple. "Mes yeux ont vu ton salut", s'écrie Syméon en prenant Jésus dans ses bras. Ils reconnaissent en Jésus le Messie tant attendu. Voilà que la promesse millénaire se réalise, s’accomplit.

Et tout au long de la vie de Jésus, on le verra se situant dans cette perspective d'accomplissement. Je suis venu pour accomplir la loi, dit-il. C’est-à-dire pour lui donner sens, pour la faire vivre. Et aux disciples en chemin vers Emmaüs, il expliquera comment l’Ecriture permet de comprendre la croix et la résurrection.

La nouvelle alliance réalise la première, c’est-à-dire qu'elle l'accueille et la dépasse tout en même temps. La première alliance est une promesse, la nouvelle vient accomplir cette promesse. Voilà pourquoi notre Ecriture, notre Bible, est constituée de l’Ancien Testament et du Nouveau. Pas ancien au sens de dépassé, mais ancien au sens de celui sur lequel s’appuie le nouveau. Les deux testaments en même temps. L’Ancien Testament est la racine du Nouveau, le judaïsme est le terreau de l'Evangile.

 

c. Rupture

Il y a continuité entre la première alliance et la nouvelle. Jésus vient pour accomplir, c’est-à-dire prolonger, donner sens, réaliser la promesse. Mais il y a aussi rupture. Dans la bouche de Syméon le prophète, il y a des paroles dures : « chute », « signe contesté », « un glaive te transpercera l'âme », « les pensées de bien des cœurs seront dévoilées »... En Jésus, le dévoilement de la réalité va amener chacun à se positionner, cela va passer par le conflit et les déchirements, à l'intérieur d'Israël, dans chaque famille, dans chaque cœur. Jésus ouvre une nouvelle alliance, une nouvelle Ecriture, une nouvelle période de l'histoire de Dieu et des hommes.

Par sa vie et ses paroles, il va montrer les limites de la Loi qui ne conduit pas au salut. Ce ne sont plus désormais la loi, les rites, les interdits alimentaires ou la séparation entre le pur et l'impur qui établissent la relation avec Dieu. Le salut se joue dans une relation d'amour, dans la foi, dans la confiance, dans la grâce de Dieu. La mission de Jésus dépasse son peuple, elle fait voler en éclats les frontières pour s'adresser à la terre entière. Le salut est aussi pour les non-Juifs. Jésus est la « lumière pour la révélation aux païens », s'écrie Syméon.

La mort sur la croix est une rupture. Rupture avec le judaïsme certes, mais rupture plus fondamentale encore, avec notre humanité. Chacun de nous, chaque jour, met à mort le Christ. La croix exprime notre rupture avec Dieu, comme la résurrection exprime le pardon sans cesse renouvelé que Dieu nous offre.

 

3. Pour des relations renouvelées

Entre la première alliance et la nouvelle, entre l’Ancien Testament et Jésus, entre le Judaïsme et la foi chrétienne, il y a, ainsi, tout à la fois continuité, accomplissement et rupture.

 

a. Une tension nécessaire

Ces trois dimensions sont solidaires, et se vivent en tension.

La continuité, c’est la valeur irremplaçable pour les Chrétiens de l'expérience de Dieu vécue par les hébreux. Si nous renions notre enracinement spirituel et historique dans le judaïsme, nous abjurons notre foi. Mais si nous ne parlons que de continuité, Jésus n'est qu'un prophète parmi d'autres.

L’accomplissement, c’est l'attente millénaire tendue vers un accomplissement réalisé en Christ, la révélation progressive de Dieu dans l'histoire, une histoire où chaque être humain et chaque génération ont leur place, le judaïsme comme le christianisme. Mais si nous ne parlons que d'accomplissement, nous réduisons le judaïsme à une préparation, nous lui refusons une existence propre.

La rupture, c’est dire que toute affirmation de foi se mesure pour nous au lieu ultime de la révélation de Dieu : la vie et la mort de Jésus-Christ. Hors de la croix, nous ne rencontrons pas véritablement Dieu. Mais si nous ne parlons que de rupture, nous rejetons le judaïsme et alimentons l'antisémitisme.

Cette tension entre continuité, accomplissement et rupture est au cœur de notre foi. C'est pourquoi les Juifs sont à jamais nos frères et nos sœurs. Comme l’a écrit l’apôtre Paul, lui le Juif chrétien, en s’adressant à ceux qui sont devenus chrétiens sans être juifs, le judaïsme est notre racine. « Toi qui profites maintenant aussi de la sève montant de cette racine », écrit-il aux Romains (11, 17), « ce n'est pas toi qui portes la racine, mais c'est la racine qui te porte » (v. 18). Le judaïsme du temps biblique est notre racine, le judaïsme d’aujourd’hui en est une branche et le christianisme une autre, à jamais liés dans l’amour de Dieu, dans son projet, dans l’espérance du Royaume. Juifs et Chrétiens, nous sommes enfants du même Père, frères et sœurs. Et cela nous engage.

 

b. Un engagement

Cela nous engage d’abord à demander pardon.

Pardon à cause de la continuité de foi. Le judaïsme est notre racine. Dieu aime tendrement les Juifs comme il nous aime tendrement. C'est le même Dieu.

Pardon à cause de l'accomplissement de la promesse. Le Messie vient réconcilier les êtres humains avec Dieu et les êtres humains entre eux. La Parole de Dieu est pour tout être humain, Juif et non Juif, esclave ou homme libre, homme et femme (Galates 3, 28).

Pardon à cause de la rupture. La croix sur laquelle Dieu se révèle dans la solitude, l'abandon, la nudité, la souffrance et la mort, nous rendant à jamais frères et sœurs de toutes les victimes de toutes les barbaries. La mort de Jésus est le péché de toute l'humanité, le nôtre en premier. Et son pardon est pour tous.

Nous avons triple besoin de demander pardon à nos frères et sœurs juifs pour deux mille d'antisémitisme chrétien.

Cela nous engage à lutter de toutes nos forces contre l'oubli et contre toutes les formes, plus ou moins affirmées, plus ou moins mesquines, plus ou moins ironiques ou silencieuses, d'antisémitisme. Cela nous engage à venir au secours les uns des autres, quand le besoin se fait sentir.

Cela nous engage à mieux connaître cette manière de vivre l’alliance de Dieu, sa fidélité et sa promesse, sa Parole et sa présence. C’est pourquoi les pré-catéchumènes de notre paroisse ont, dans leur programme, une visite à la synagogue de Beaugrenelle dans le 15ème arrondissement.

 

c. Etre solidaires

Je suis en train de lire le livre que Patrick Cabanel a consacré aux Cévennes, terre de refuge en 1940-1944. Ce livre est très émouvant. Il raconte comment des paroisses, des pasteurs, des familles protestantes ont caché des Juifs pour les sauver. Ce livre est émouvant, car il rappelle que ces personnes n’ont pas fait cela pour se vanter mais simplement, pour sauver concrètement la vie d’une personne, d’un couple, d’une famille.

Il rappelle la solidarité évidente avec les Juifs, pour ces protestants familiers de l’Ecriture, nourris de récits bibliques, qui se sentaient contemporains d’Abraham, Moïse, David. Solidarité évidente avec les persécutés pour eux dont les ancêtres persécutés avaient tenu bon dans leur traversée du « Désert », peuple de Dieu conduit par l’espérance de la terre promise de la liberté de conscience.

Il rappelle que cet accueil était aussi préparé par la réflexion et l’engagement de nombreux pasteurs dans la ligne des « thèses de Pomeyrol », rédigées en septembre 1941 par douze membres de l’Eglise réformée de France qui affirmaient notamment, dans la thèse n° VII : « Fondée sur la Bible, l'Église reconnaît en Israël [au sens du peuple juif, pas au sens de l’Etat qui n’existait pas encore] le peuple que Dieu a élu pour donner un sauveur au monde et pour être, au milieu des nations, un témoin permanent du mystère de sa fidélité. C'est pourquoi, […] elle élève une protestation solennelle contre tout statut rejetant les Juifs hors des communautés humaines ».

Ces « Justes » n’étaient pas des personnes qui avaient un engagement politique conscient, mais de simples Chrétiens qui se sont engagées dans une solidarité discrète, humble et vraie.

Le livre de Patrick Cabanel s’appelle « Nous devions le faire, nous l'avons fait, c'est tout »[3]. C’est tout un programme ! Puissions-nous être aujourd’hui à la hauteur de ces témoins de foi !

Amen.

 

[1] Etude de l'IFOP pour la Fondation pour l'innovation politique et l'American Jewish Committee. Voir http://www.leparisien.fr/societe/antisemitisme-34-des-juifs-de-france-se-sentent-menaces-20-01-2020-8240382.php

[2] Voir Daniel Marguerat, Le Dieu des premiers chrétiens, Genève, Labor et Fides, 1990, p. 69-84.

[3] Nîmes, Alcide, 2018.