Quelques versets renversants
Quelques versets renversants
Prédication du dimanche 17 août 2025, par Jean-Michel Ulmann
Lecture biblique : Luc 12, versets 1 à 13
On aimerait, parfois, que Jésus se trompe. Qu’il soit humain au point de faire des erreurs. Mais non. Il reste « le chemin, la vérité et la vie ». Un sans-faute hérité probablement de sa mère. Et justement c’est parce qu’il est humain qu’il connait et a vécu les obstacles, les combats, les déchirures, les doutes, les douleurs de la nature humaine. Mais, parce qu’il est Fils de Dieu, il nous aime sans condition et son amour nous donne le courage d’affronter toutes ces misères.
Jésus vous le savez n’est pas le premier venu. Il se situe dans une lignée et une histoire qu’il prolonge. Il y a un avant avec Moïse, les rois, les juges, les prophètes et un après avec les disciples, et un aujourd’hui avec nous. L’avant, il le connaît par cœur. Pour preuve ces mots de Michée. En 700 avant le Christ, ce « petit prophète » constate que l’un des signes du refus de la société à changer de vie est la division entre les partisans du consensus et les disciples du prophète : « Le fils méprise son père, la fille se révolte contre sa propre mère, comme la belle-fille contre sa belle-mère, et chacun a pour ennemis les gens de sa famille… » (Michée 7, 6-7). La phrase de Jésus : « Car désormais cinq personnes de la même famille seront divisées : trois contre deux et deux contre trois ; ils se diviseront : le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère » inscrite dans l’Évangile de Luc (12, 52-53) est donc une citation de Michée que les disciples ont certainement reconnue[5].
Luc le chroniqueur du jour connaît lui aussi ces clivages. Médecin grec, païen, historien sourcilleux, il a dû rompre avec son milieu pour suivre Jésus. Circonstance aggravante il est le compagnon de Paul, qui, en matière de lutte, de violence, de retournement, de renversement, se pose un peu là.
Faut-il s’en étonner ?
Jésus, le Christ, n’est pas un fils docile. (Un Petit Jésus en culotte de velours) .Il envoie promener ses parents, il rabroue sa mère, il chasse violemment les marchands du temple, il affirme à Simon Pierre « tu me trahiras », il dit à ses compagnons « vous ne comprenez rien ». Il défend la femme adultère, il ne respecte pas le sabbat.
Jésus lucide sait que ses paroles vont semer aussi le trouble, la discorde, les ruptures. Il le vivra dans sa chair sur la croix. N’oublions pas que «« Le Seigneur que nous adorons est un homme perdu, liquidé au nom de l’ordre, de la morale et de la religion ». Daniel Marguerat. La Croix (06/09/2009)
Pourtant, au chapitre précédent 11 (1-4), Jésus enseigne cette prière, ce Notre Père qui se termine par : « Eloigne-nous du mal ».
Comment Jésus envisageait-il sa propre mission ? C’est ce que l’Évangile aujourd’hui veut nous faire comprendre en reprenant trois paroles assez ébouriffantes du Christ que l’on appelle « les paroles dures » ou « les paroles choquantes » de Jésus. Il y est question de pleurs et de grincements de dents.
La première fait appel l’image du feu : « C’est un feu que je suis venu allumer sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! »
Déjà Jean le Baptiste avait annoncé à propos de Jésus : « Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu », ce qui allait se réaliser le jour de la Pentecôte, lorsque Jésus ressuscité enverrait sur les disciples rassemblés des langues de feu. C’est alors, écrit Luc, « qu’ils furent tous remplis d’Esprit Saint et se mirent à parler d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer » (Ac 2,3). C’est ainsi qu’ils partiront de par le vaste monde.
L’incendie de Jésus dans le monde, c’est donc le feu de l’Esprit Saint gagnant de proche en proche, jusqu’à moi, jusqu’à nous, comme des relayeurs, porteurs de la flamme « évangélique »..
Sans transition, Jésus, change d’élément. Il passe du feu à l’eau : « C’est un baptême que j’ai à recevoir, et comme cela me pèse jusqu’à ce qu’il soit accompli ! » Pourquoi Jésus dit-il : « J’ai à recevoir un baptême », puisqu’il a été plongé déjà dans le Jourdain ? Et par ailleurs jamais il n’a eu besoin de purification spirituelle, lui, le fils de Dieu !
En réalité, la plongée que Jésus envisage, c’est une immersion dans la souffrance. Il sent venir la Passion. Il a hâte que ce baptême arrive parce que cette plongée dans la Passion va lui permettre d’accomplir la mission que son Père lui a donnée.
Je sais, c’est un peu grandiloquent mais c’est ainsi.
Ce passage par les épreuves pour le salut du monde était une idée familière à Jésus. En effet lorsque, un peu plus tard, Jacques et Jean revendiqueront les deux places d’honneur, de favorits, dans son Royaume, Jésus, pour toute réponse, leur demandera : « Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ou être baptisé du baptême dont je vais être baptisé ? » C’est-à-dire : serez-vous capables de me suivre jusque dans le martyre ?
Quant à nous, ses témoins, nous aurons aussi notre part d’épreuves. Nous tous, nous aurons, et nous avons dès aujourd’hui, à nous engager pour lui, jusqu’au milieu des gens qui nous sont les plus proches, jusqu’au sein de notre propre famille. Mais attention : Jésus ne nous envoie pas des épreuves comme des défis à relever pour être des champions de la foi. C’est son message qui les provoque. Lui nous donne la force de les surmonter, de les affronter.
C’est ainsi que l’on peut comprendre la troisième parole de Jésus : « Pensez-vous que ce soit la paix que je suis venu mettre sur la terre ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. »
Lui qui a proclamé : « Heureux les artisans de paix », lui qui nous donne la paix, le pardon, la liberté, ne nous dit pas aujourd’hui : « Je veux la brouille dans les familles, la zizanie, je veux l’incompréhension entre les générations », mais - et c’est tout différent - il prévoit que la fidélité à son Évangile amènera ses disciples à être incompris et rejetés. La parole de Jésus à l’œuvre nous conduira, parfois, à poser des choix, à garder un cap avec humilité certes mais aussi avec détermination. Et ce n’est pas le moment de « lâcher l’affaire ». Au contraire, confesser notre foi est plus que jamais essentiel.
Alors oui ces mots nous surprennent plus encore, ces paroles nous « interpellent ». Elles nous choquent.
Ainsi, à l’engagement du Christ jusqu’à la Croix pour le salut des hommes devra répondre le courage des baptisés pour témoigner et diffuser sa Parole.
Allons un peu plus loin. Diviser, c'est parfois accepter de séparer le clair de l'obscur. Plus encore, la division est souvent synonyme de création. L’éducation n’est-ce pas apprendre à nos enfants à se séparer de nous. Et nous savons que les ruptures de l’adolescence ne sont pas un jeu d’enfant. Nous ne pouvons vivre qu'en grandissant, c'est-à-dire en nous séparant de ce qui constitue notre passé. De telles divisions ne sont pas destructrices pour nous, même si elles nous coûtent. C’est le sens de notre baptême. La division provoquée par le Christ est appel à la vie, passage.
C’est une conversion comme celle de Paul. C’est renverser l’ordre des choses : aimer son ennemi, passer de la mort à la vie, pardonner. N’est-ce pas renversant ?
Oui il y a un côté dérangeant et même subversif de l’évangile. Qu’y a-t-il de plus qu’un message de paix, de vérité, de justice, un message de liberté.
N'ayons pas peur de la parole de Jésus. Si nous la diluons, la coupons, l’étendons, l’allongeons pour être spirituellement correctes, consensuelles, alors elle deviendra une langue morte. Ne lui coupons pas la parole comme nous ne coupons pas le vin que, dans un instant, nous partagerons. Mais qu’elle soit toujours et encore, une langue vivante !
Mais Luc ne s’arrête pas à ces mots durs.
Au chapitre suivant (13) Jésus comparera le royaume à une graine de moutarde qu’un homme a planté dans son jardin. Elle pousse et devient le plus grand arbre « et les oiseaux du ciel habitent dans ses branches ». Il le compare aussi à du levain qu’une femme enfouit dans trois mesures de farine jusqu’à ce que toute la pâte soit levée/ pour faire lever toute la pâte ». Avec Jésus il faut toujours mettre la main à la pâte. Nous sommes associés, partie prenante de la création toujours en devenir. Gardons confiance et souvenons-nous aussi de ces paroles de tendresse : « Sois sans crainte petit troupeau » (Luc12 ;32-48).
Et Théophile dans tout ça ?
« Il m'a aussi semblé bon, après avoir fait des recherches exactes sur toutes ces choses depuis leur origine, de te les exposer par écrit d'une manière suivie, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la certitude des enseignements que tu as reçus. »
Théophile est aussi mentionné au début des Actes des Apôtres (ch. 1,1). Outre l’étymologie de son nom, on ne sait pas vraiment qui il est. Est-il un fonctionnaire de l’Empire romain ? Un païen à qui Luc veut offrir un enseignement ? J’aime l’idée que Théophile « ami de Dieu, aimé de Dieu » soit une référence à tous ceux qui le sont aussi, sorte de dédicace universelle pour chaque croyant au-delà du temps, donc à nous également. Nous sommes ainsi tous appelés à recevoir l’Evangile pour nos vies, tous invités à le diffuser car tous aimés de Dieu.
Nous sommes tous Théophile.
Amen