Le risque de l'hospitalité — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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Le risque de l'hospitalité

Texte de la prédication du dimanche 3 avril 2022, par la Pasteure Pascale Renaud-Grobras

"Le risque de l'hospitalité" par la Pasteure Pascale Renaud-Grobras

 

Lecture biblique : Genèse 23

 

La situation aurait pu très mal tourner…

Le Seigneur avait donné le pays en héritage à Abraham, mais la terre était habitée et lorsque Sara est morte, Abraham n’avait pas de terre à lui pour y enterrer sa femme. Il est installé, mais il n’est pas chez lui. Lorsqu’il s’adresse aux Hittites, c’est ainsi qu’il se présente : comme immigré, un étranger, un hôte de passage. Il aurait pu rester de passage, mais voilà : la mort est survenue, et il faut faire ce que les humains font depuis toujours : donner une sépulture décente à celle qui n’est plus là.

La situation est douloureuse : Abraham se lamente pour la perte de celle qui l’a accompagné toute sa vie. La situation est aussi dangereuse : réclamer une terre, c’est passer du statut d’immigré, d’hôte de passage, au statut de propriétaire terrien, avec tous les droits qui vont avec. Rien n’oblige les Hittites à lui venir en aide, rien ne les oblige à l’accepter parmi eux comme un égal.

Comme dans toutes les situations d’hospitalité humaine, il faut donc mettre les formes et traiter l’interlocuteur avec une extrême politesse, une politesse très codée qu’il faut maîtriser. Cela exige d’abord de ne pas blesser l’autre et de lui donner toute la place nécessaire pour que la rencontre se fasse, mais sans brusquer. C’est un chemin de crête… Abraham sait faire cela : il se présente avec humilité et laisse à ses vis-à-vis la possibilité de le reconnaître comme un interlocuteur valable. En se dévalorisant, il laisse aux Hittites le choix d’entrer en dialogue ou non. S’il avait fait preuve d’orgueil, ça aurait pu mal tourner… Mais tout le monde choisit de jouer le jeu de la situation d’hospitalité dans laquelle ils se trouvent. Ils font assaut de politesse et de respect en parlant de cadeaux sans arrière-pensée. C’est l’équivalent de ce que nous disons lorsque nous disons à nos hôtes : faites comme chez vous ! Nous ne le pensons pas vraiment : nous serions scandalisés que nos hôtes vident le frigo et s’installent sur le canapé en nous ignorant. C’est une formule de politesse, qui permet de dire quelque chose de fondamental : la bienvenue, la volonté d’accueillir en vérité ceux qui se présentent et envers qui nous faisons le choix de la confiance et de l’amitié. Mais en filigrane, nous le savons aussi, il y a la méfiance envers ceux dont nous ne connaissons pas encore les intentions, et qui viennent empiéter sur notre espace personnel et nos sécurités : l’étranger peut être hostile – d’ailleurs hospitalité et hostilité ont la même racine. La situation d’hospitalité, quelle qu’elle soit, nous met en déséquilibre. Il y a toujours la possibilité que les choses tournent mal, même si personne ne le souhaite. Un manque de respect, un mot maladroit peuvent suffire…

Abraham et les Hittites font donc assaut de politesse. Les uns offrent tout, l’autre demande la grâce de pouvoir payer. Dans la culture qui est la nôtre, les formules de politesse seraient : « Je vous en prie »… « je n’en ferai rien »… Plusieurs fois, Abraham insiste et se prosterne, plusieurs fois on lui oppose une fin de non-recevoir, jusqu’à ce que Efron, sans avoir l’air d’y toucher, mentionne en passant le vrai prix de la propriété.

Le contrat social, entre humains, demande de la retenue et l’exigence de ne pas froisser l’autre, de lui permettre de sauver la face, de rester pleinement digne. Mais c’est très fragile. Un mot de trop, une parole maladroite, un manque de politesse, et la situation peut devenir explosive. Pourquoi, alors, les auteurs bibliques nous montrent-ils dans ce passage une situation d’hospitalité qui se passe bien, avec un dialogue complexe mais constructif et qui donne satisfaction à toutes les parties en présence ? Quelle est l’enjeu théologique derrière ce passage ? De quel Dieu parle-t-on ici ?

L’hypothèse des exégètes est que ce passage est écrit par l’école sacerdotale : ce groupe de prêtres et de scribes qui, au moment de l’Exil et juste après, mettent l’accent sur un Dieu universel. Ca s’explique : au moment de l’Exil, puis au moment du retour, il n’y a plus de Temple et le culte rendu à Dieu ne peut plus tourner autour de l’institution du Temple. Il faut alors penser une nouvelle fidélité à Dieu, une nouvelle façon de se comprendre devant Dieu et devant les hommes.  L’histoire des patriarches prend alors une grande importance, pour dire la longue histoire d’un peuple qui a dû vivre en immigrés, et qui vit toujours de la promesse de Dieu de leur donner une place dans un monde déjà habité. En montrant Abraham en négociation avec les Hittites, on nous montre la possibilité de nouer un dialogue par-delà les difficultés culturelles, par-delà la possession de la terre, par-delà le risque du conflit et de la violence. On nous montre une histoire apaisée, un Dieu qui veille sur les relations humaines paisibles de son peuple avec les autres peuples, sur la parole donnée et respectée. On est loin ici d’autres textes, comme dans le livre de Josué, où la conquête militaire est la seule chose qui permet de s’installer. On parle ici d’un Dieu créateur et d’un Dieu libérateur, qui lutte contre les injustices et prête attention à la joie de son peuple. On s’inscrit dans un temps long, le temps de la mémoire et du respect de la Torah, qui donne le sens de la relation à Dieu et le sens de qui on est, parmi d’autres peuples de cultures différentes.

C’est aussi un Dieu universel et même universaliste : un Dieu créateur est celui qui crée le monde pour toute l’humanité. Ce portrait de Dieu nous montre donc un Dieu qui crée un monde accueillant, un monde hospitalier, où les humains peuvent trouver une place, et trouver les moyens de vivre ensemble paisiblement. Ce portrait de Dieu traverse les Écritures. Je pense même que c’est le fondement de notre compréhension de qui est Dieu pour nous, aujourd’hui.

La première forme d’hospitalité, en termes théologiques, c’est bien celle que Dieu nous offre. C’est lui qui nous donne sa grâce, sans que nous ayons à lui rendre quelque chose, comme un cadeau infini de sa part. Cette grâce fait de nous des enfants adoptifs, accueillis ensemble. Pour les chrétiens, c’est aussi le Christ qui les accueille, une hospitalité inconditionnelle et qui ne vient que de lui. Une grâce non méritée mais qui nous permet de grandir en humanité : c’est la première forme d’hospitalité, celle de Dieu et du Christ pour les humains, c’est l’hospitalité qui se manifeste dans les premiers textes de la Genèse et jusqu’en Apocalypse avec la Jérusalem céleste, qui n’a pas de portes.

Une deuxième forme d’hospitalité est une réponse à cette grâce offerte, à cette première hospitalité : c’est la foi. C’est l’hospitalité du disciple pour le maître, l’hospitalité de Zachée qui souhaite accueillir le Christ dans sa maison, et qui est lui-même accueilli à sa propre table par celui qui s’avance. Accueillir Dieu, accueillir le Christ, ça ne vient pas de nous : c’est toujours une réponse à un accueil premier. Et c’est très difficile aux humains… Si Abraham, encore lui, est l’archétype de ce croyant capable de recevoir Dieu alors qu’il ne le savait même pas, toute l’histoire du ministère terrestre de Jésus montre à quel point cette histoire d’accueil de Dieu par les humains est compliquée. Le Christ vient dans le monde, mais les humains ne savent pas le recevoir : il est un visage de Dieu trop étonnant, trop scandaleux, il porte une parole trop renversante pour que l’histoire se passe sans histoire. Jusqu’à la croix… Les êtres humains se figurent qu’ils veulent et qu’ils peuvent rencontrer Dieu par eux-mêmes, nous savons bien que ce n’est pas vrai. La foi ne naît pas de la volonté, même la meilleure : c’est une réponse à un appel, une liberté offerte par le créateur à ses créatures. L’hospitalité des humains envers Dieu, la foi, est toujours problématique, toujours difficile.

Je viens vous parler aujourd’hui au titre de mon ministère au Défap, l’organisme héritier de la Société des missions. La Maison des missions, boulevard Arago, est le lieu où les premiers missionnaires venaient se former, avant de partir souvent très loin, bien avant l’époque des avions. Il fallait apprendre des techniques de survie, parfois, et puis des langues de pays lointains. A Paris se trouvaient tous les grands instituts de langues orientales, les premiers chercheurs en ethnologie, en ethnographie : c’était la première façon de prendre contact avec un lieu de mission, par la préparation longue et minutieuse à la rencontre avec d’autres cultures. Les missionnaires qui partaient ainsi se mettaient à l’épreuve d’une troisième forme d’hospitalité : celle qui consiste à savoir que nous sommes des étrangers les uns pour les autres, que nos cultures, nos milieux, nos langages, nos habitudes nous séparent, et pourtant qu’une foi commune peut nous rassembler. La volonté d’aller apporter l’Évangile quelque part était fondée dans l’idée que Dieu nous appelle à une fraternité à l’échelle du monde.

La colonisation a rendu cette période difficile, et bien souvent les missionnaires se sont trouvés, en général à leur corps défendant, instrumentalisés par les pouvoirs coloniaux – les protestants peut-être moins que les autres, tant le protestantisme semblait, pour les gouvernements français de cette époque, un peu trop proche du monde anglo-saxon. Nous avons appris, depuis, à voir que notre regard sur des autres très différents par la culture est toujours pris dans un ethnocentrisme dont il est difficile de se détacher ; cela a contribué, aussi, à l’évolution des sciences humaines, qui a exploré combien l’hospitalité entre humains, même au nom des meilleures intentions, recouvre des luttes de pouvoir et d’influence, et de la violence sociale. L’histoire de la mission montre les évolutions profondes de notre compréhension des cultures. Avec la fin de la période coloniale et l’indépendance des anciennes colonies, les Églises qui avaient été fondées dans les pays de mission sont elles aussi devenues indépendantes et les Églises « filles » sont devenues des Églises « sœurs ». Aujourd’hui, l’hospitalité dont nous vivons n’est plus à la mesure d’un missionnaire qui arrive en contrée inconnue pour y rencontrer des gens qui ne connaissent pas encore l’Évangile : aujourd’hui, l’hospitalité est entre les Églises de différents continents, et à l’intérieur de nos communautés, entre des gens d’horizons divers.

L’hospitalité, aujourd’hui comme dans le texte de Gn 23, est une affaire de respect de l’autre. Quand nous sommes si différents, comment nous respecter mutuellement ? Comment garder un dialogue apaisé, alors que les choses peuvent mal se passer ? Sans doute en gardant l’idée que, comme Abraham, nous sommes des étrangers sur cette terre. Ou pour le dire autrement, nous sommes des citoyens de deux mondes : ce monde-ci où nous ne faisons que passer parmi nos frères humains, et le Royaume de Dieu, où l’hospitalité est la valeur première, une grâce toujours donnée et que nous sommes appelés à donner aussi. Comme chrétiens, c’est ce monde-là, le Royaume, qui donne du sens à nos engagements éthiques. C’est le sens du service, libre et volontaire, envers nos semblables. C’est ce qu’on appelle classiquement la diaconie, l’accueil de ceux qui se présentent, sans maîtriser le bien qui pourra sortir de cet accueil. C’est encore une forme d’hospitalité en effet, et c’est encore l’image d’Abraham qui est convoquée dans l’épître aux Hébreux : « N’oubliez pas l’hospitalité (philoxenia, l’amour de l’autre), car en l’exerçant certains ont sans le savoir logé des anges » (Hb 13,2).

L’hospitalité, d’un point de vue théologique, a donc plusieurs aspects essentiels pour les chrétiens : la grâce, la foi, la communauté, la mission, l’engagement diaconal.

En ce sens, l’hospitalité n’est pas une loi, mais le substrat de toute notre théologie. C’est une question profondément éthique, qui ne touche pas à une connaissance du bien et du mal (comme on se poserait la question de savoir quelles sont les « bonnes » conditions à remplir pour pouvoir exercer l’hospitalité ou pour savoir qui la mérite), mais à ce qui touche profondément à notre place dans le monde, face à Dieu, à nos prochains, à nous-mêmes. C’est une façon de comprendre ce que veut dire être chrétien, non pas tout seul, mais liés à tous les autres, et liés à Dieu.

C’est ici, et je terminerai là-dessus, que prend tout son sens l’idée d’Église universelle. Confesser l’Église universelle, c’est dire que nous ne pouvons jamais nous replier sur une spiritualité individuelle, ni même sur une communauté locale ou une Église nationale. L’Église est à la mesure du Dieu universel dont la figure d’Abraham rendait déjà compte dans les textes bibliques : seul Dieu en connaît les contours et les réalités, mais partout elle vit de l’hospitalité première offerte par Dieu à ses enfants. Partout sur cette terre, il existe des communautés chrétiennes où l’Évangile prend une saveur particulière : partout, dans des cultures bien différentes, des humains sont transformés par la grâce offerte. Comprendre et entendre cela, c’est s’ouvrir à une manifestation de la grâce de Dieu qui est incommensurable à nos particularismes culturels : c’est une chance offerte de comprendre un peu mieux la hauteur, la largeur, la profondeur de l’amour de Dieu pour ses enfants.

Qu’il nous soit donné de n’être, nous aussi, que des étrangers, des hôtes de passage, mais ancrés dans une réalité qui nous dépasse infiniment et qui nous relie à tous les chrétiens de la terre et à un Dieu universel.

Amen