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D'arrachement en arrachement

Prédication du dimanche 9 janvier 2022, par Charlotte Brosse-Barral

D’arrachement en arrachement – Gn 11,27-12,9 – L’appel d’Abram

 

Par Charlotte Brosse-Barral, culte à Pentemont-Luxembourg le 9 janvier 2022

 

Le texte que nous venons de lire est le tout début, dans la Bible, du cycle d’Abram. Nous rencontrons ce nouveau personnage à un moment particulier du récit biblique, juste après l’épisode de la tour de Babel.

Je ne sais pas si vous vous souvenez ? Dans l’épisode de la tour de Babel, les descendants de Noé, ont l’ambition de construire une tour jusqu’au ciel, - ça on s’en rappelle - mais le but de l’entreprise est de « se faire un nom, afin de ne pas être dispersés sur toute la terre ». De ce projet, Dieu est absent, son nom n’est pas invoqué.

Les habitants de Babel se retrouvent empêchés de mener leur projet à terme. Dieu brouille leur langue et les disperse sur toute la terre.

Abram apparait comme un des descendants de Noé, héritier de l’épisode de Babel. Son histoire s’enracine en premier lieu dans une généalogie. Il est fils de Téra, fils de Nahor, fils de Seroug, fils de Reou, fils de Peleg, fils de Heber, fils de Shelah, fils d’Arpakshad, fils de Shem, fils de Noé. Il porte le nom que son père a choisi, « Abram », qui signifie « le père est élevé ». Abram par son nom porte les espoirs que son père a mis en lui.

Le début du récit se situe à Our en Chaldée, qui désigne probablement la ville antique d’Ur, en Babylonie méridionale, donc dans la même région que Babel. Ce lieu voit mourir Haran, frère d’Abram, du vivant de leur père. Haran meurt « au pays où il était né ». La vie de Haran tient en un verset, et Our en Chaldée apparait comme le lieu d’une immobilité mortifère.

Cette impression est renforcée par la stérilité de Saraï, épouse d’Abram. Ils n’ont pas d’enfant.

Les quatre premiers versets du cycle d’Abram le font apparaître dans une impasse. Son histoire s’inscrit au départ dans une généalogie qui n’a pour but qu’elle-même, et la gloire, l’élévation de son nom. Abram par lequel son père espère être élevé n’a pas de descendance, son avenir n’a pas d’horizon.

Nous aussi, il nous arrive de nous trouver à Our en Chaldée, dans une vie immobile, scrutant en vain un horizon bouché. C’est le sentiment que j’éprouve parfois devant cette pandémie de Covid qui ne semble pas vouloir finir, et que nous sommes nombreux à avoir éprouvé pendant les confinements successifs. C’est le sentiment partagé par de nombreux jeunes empêchés de suivre les études qu’ils souhaitent, ou de rentrer dans la vie active. C’est le sentiment de certaines personnes lorsqu’elles ont l’impression d’avoir plus de passé que d’avenir.

C’est à nous tous à qui il est déjà arrivé, ou à qui il arrivera, de se trouver dans une impasse, que ce texte s’adresse.

L’horizon est bouché. C’est peut-être ce constat qui amène Térah à quitter Our en Chaldée. Le texte ne nous dit pas s’il le fait pour lui ? Pour son fils Abram ? Ou pour son petit-fils Loth ?

Téra quitte Our et part vers Canaan. Il va jusqu’à Haran et s’installe (v.31). Pour décrire les mouvements de Térah, l’hébreu utilise ici 4 verbes différents :

Le premier verbe, iatza, traduit par « quitter », signifie littéralement « sortir ». C’est un mouvement pensé en fonction du lieu de départ. Le mouvement de Téra est d’abord la sortie d’Our. Ce mouvement poursuit le mouvement des peuples dispersés après Babel. C’est le mouvement de la dispersion, et de nos fuites en avant, commandées par l’angoisse de ce que nous fuyons plutôt que par le désir de ce vers quoi nous allons.

Le deuxième verbe, halakh, traduit par « partir », signifie littéralement « aller vers ». C’est un mouvement qui dit le chemin, la marche, le mouvement. C’est une façon positive d’envisager le chemin, comme nous le verrons avec Abram. Téra marche de cette façon vers le pays de Canaan.

Téra connaît sa destination.

Le troisième verbe, bo’, traduit par « voyager jusqu’à », signifie littéralement « entrer dans ». C’est l’exact opposé de « iatza – sortir », et un mouvement pensé en fonction du lieu où l’on arrive. Téra parvient à Kharan, c’est le terme de son voyage. Et il est agréable de parvenir au but que l’on s’était soi-même fixé ! Le risque est, comme nous le verrons, de se penser « parvenu ».

Le quatrième verbe, iashab, traduit par « s’installer », peut signifier en hébreu « s’asseoir, être assis, ou habiter ». C’est le verbe de l’installation, du repos, de l’arrêt de la marche. C’est un verbe très fréquent dans la Bible hébraïque. Mais on ne retrouvera plus ce verbe pourtant très courant avant plusieurs chapitres.

Alors on pourrait penser que Téra serait heureux de parvenir au but qu’il s’était fixé. Mais si le texte ne nous fait pas part de ses sentiments, on constate que ce voyage à l’initiative de Téra ne résout pas le problème de sa descendance. Téra meurt à Kharan, une localité dont le nom fait écho au nom de son fils Haran, mort avant lui. Son fils Abram et sa belle-fille Saraï n’ont toujours pas d’enfant. Le texte ne nous dit rien de la vie du clan de Téra à Kharan. On apprendra pourtant, quelques versets plus loin, qu’il y a acquis de nombreuses richesses, des esclaves. Mais tout cela semble futile au regard de l’absence de descendance, de l’horizon bouché qui est celui du clan à la mort de Téra.

Téra, Abram et Loth sont comme prisonniers de l’héritage de leurs ancêtres à Babel. Leurs efforts pour élever leur nom vide de sens leur existence. Ils n’arrivent pas à sortir de cette impasse.

Comme Téra, il nous arrive de mobiliser nos forces pour de vaines aspirations. D’accumuler des biens ou des trophées qui ne sont d’aucune utilité ni à nous ni à d’autres, qui ne donnent aucun sens à notre existence. Nous sommes prisonniers de notre passé, englués dans notre présent comme l’oiseau pris au piège et qui ne peut plus s’envoler.

Quand la vie apparait dénuée de sens, et que les forces nous manquent pour nous extirper de la glu d’un présent sans avenir, Dieu se tient à nos côtés, à portée d’oreille, à portée d’âme, à portée de cœur ! C’est l’expérience d’Abram.

Le Seigneur dit à Abram : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père et va dans le pays que je te montrerai. » (Gn 12,1)

L’appel de Dieu arrache Abram à sa torpeur[1]. L’ordre est difficile, je vous le redis dans une autre traduction plus proche de l’hébreu : « Va depuis ton pays, vers la terre que je te montrerai ! »

En hébreu, le verbe traduit par « quitter » dans notre version du texte n’est justement pas « quitter » - iatza -, mais « aller », ce verbe alakh qui qui dit le chemin, la marche, le mouvement, et c’est le seul verbe en hébreu dans la phrase que Dieu dit à Abram : Va ! Abram n’est pas appelé à quitter Kharan comme son père quitta Our, et les descendants de Noé quittèrent Babel. Abram est appelé à se mettre en route, à aller vers l’horizon que Dieu dessinera pour lui, au fur et à mesure d’un chemin qui n’aura peut-être pas de fin. Le chemin a une valeur pour lui-même. En d’autres termes, Abram est appelé à la vie, au mouvement.

Cet appel d’Abram se double d’une bénédiction aux conséquences multiples. Dieu ajoute :

« Je ferai naître de toi une grande nation ; je te bénirai et ton nom sera grand. Tu seras une bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, mais je maudirai ceux qui te maudiront. À travers toi, je bénirai toutes les nations de la terre. »  (Gn 12,2-3)

Abram est rendu libre de l’aspiration de ses aïeux à « se faire » un grand nom. Le nom d’Abram est d’ailleurs destiné à être changé en Abraham, comme nous le découvrirons un prochain dimanche.

Cette bénédiction est pour Abram, mais elle a une portée universelle. Abram est au bénéfice de cette bénédiction, qui fait de lui-même une bénédiction pour les autres.

Vivre de cette bénédiction, pour Abram, ne sera pas chose facile.

Ce que demande Dieu à Abram relève de l’arrachement. Abram, qui était assis, va devoir se lever. Abram dont l’identité se résumait à son ascendance, - fils de Téra, fils de Nahor, fils de Seroug, (etc. !) – est mis en situation de responsabilité, envers lui-même, la descendance qui lui est promise, et toutes les nations de la terre.

Cette bénédiction assortie d’une responsabilité est pour Abram, mais elle est aussi pour chacune et chacun d’entre nous. Le « oui » de Dieu sur la vie d’Abram est un « oui » sur les vies de toutes celles et tous ceux qui osent s’engager sur le chemin de la foi, le chemin de la vie. Nous sommes appelés à vivre une vie tournée vers la vie, et à devenir nous-mêmes une bénédiction les uns pour les autres. Ce qui signifie que les autres, ce que nous rencontrons, ce qui viennent à nous, sont une bénédiction pour nous.

Abram entend l’appel et la bénédiction de Dieu, et il y répond. Cela n’est pas facile.

Alors oui, Abram est une figure de l’absolue obéissance à Dieu, il ne s’oppose pas à son appel, il obéit et se met en chemin.

Mais il va avoir besoin de temps pour apprendre à vivre d’une promesse qui le dépasse radicalement. Sa vie n’y suffira d’ailleurs probablement pas. Dans le texte d’aujourd’hui, on voit Abram qui tâtonne, et cela me touche et me rassure sur mon propre chemin de foi.

Après s’être levé pour obéir à Dieu, Abram et les siens « se dirigent vers le pays de Canaan ». Ce qui ne transparait pas dans cette traduction, c’est que l’hébreu utilise deux verbes iatza « sortir » et halakh « aller », les mêmes que ceux utilisés au départ de Téra lorsqu’il quitte Our pour Kharan. En imitant son père, Abram tente une réponse maladroite à l’appel de Dieu, il fait avec ce qu’il connait et ce qu’il est.

Le texte nous dit qu’Abram est âgé de soixante-quinze ans. Littéralement, l’hébreu nous dit qu’Abram est « fils de soixante-quinze années ». J’aime bien cette expression, qui dit l’importance du vécu d’Abram, qui n’est pas nié mais dépassé. Contrairement à d’autres personnages bibliques qui quittent tout pour suivre Dieu, Abram ne nie pas son passé et emmène avec lui sa femme, son neveu Loth, et toutes ses richesses.

Cependant, contrairement aux apparences, le chemin d’Abram est radicalement différent du chemin de Téra, son père. Abram s’engage sur ce chemin à l’appel que Dieu lui a personnellement adressé. La promesse est son horizon, la bénédiction son moteur, la destination inconnue. Lorsque Abram arrive au pays de Canaan en direction duquel il s’est mis en marche, il n’y « entre » pas comme Téra « entre » à Kharan, mais il le « traverse ». En hébreu, c’est le verbe ‘abar qui est utilisé, le même verbe qui a donné son nom au peuple hébreu. Abram, traverse plutôt qu’il ne parvient. Il va « de campement en campement », ou, plus littéralement, « d’arrachement en arrachement ». Cette manière qu’a l’hébreu d’exprimer le fait de « lever le camp », de « repartir », en faisant référence aux piquets des tentes qu’on arrache du sol, me touche et me parle. Elle dit l’effort du départ, la résistance, la tentation de rester assis, entre soi, de se croire parvenu. Elle dit aussi la possibilité du départ, la liberté de marcher vers une promesse, des rencontres, un horizon ouvert. La chance de vivre d’une bénédiction, d’être une bénédiction pour d’autres, à recevoir les autres comme une bénédiction.

Quel que soit notre nom, d’où que nous venions, quoi que nous ayons vécu, cela ne dira jamais la totalité de ce que nous sommes. Quel que soit notre âge et quel que soit le temps qu’il nous reste à vivre, Dieu nous appelle à marcher sur son chemin, que notre bagage soit lourd ou léger, heureux ou malheureux, qu’il nous entrave ou nous porte. C’est Dieu lui-même qui nous ouvre le chemin, nous arrache à notre torpeur, nous aide à plier bagage. D’arrachement en arrachement, à prendre le chemin qui mène à lui.

Amen

 

[1] Engourdissement général, physique et psychique, qui tient en état de semi-conscience, de somnolence, et prédispose à l'assoupissement. (TLFI)