Ecouter la Parole suffit-il à se purifier ? — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg
Menu
Navigation

Ecouter la Parole suffit-il à se purifier ?

Prédication du dimanche 29 août 2021, par Bertrand Dicale

« Écouter la Parole suffit-il à se purifier ? »

 

« Écoutez bien, si vous avez des oreilles pour entendre. » C’est la parole du Christ dans le texte de l’évangile de Marc que nous venons de lire dans la Bible en français courant. Pour beaucoup d’entre nous, une tournure presque proverbiale vient à la mémoire, celle de la traduction classique de Louis Segond : « Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu’il entende. »

Cette phrase revient trois fois dans cet évangile, et elle exprime peut-être une telle évidence que les éditeurs de la plupart des Bibles en français en usage dans notre église ne mettent pas de note pour signaler au lecteur une intertextualité. Donc, au chapitre 4 de Marc, le Christ évoque le grain du semeur qui tombe successivement dans la pierraille, parmi les ronces et enfin sur la bonne terre où – je cite – « rapporta 30, 60 et 100 pour un. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! » (verset 9). Au même chapitre, nous avons la question de la lampe mise sous le boisseau ou sur le chandelier. Le Christ dit : « Comme il n'est rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être mis au jour. Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » (verset 23).

« Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! » C’est à la fois une sorte de truisme et d'antiphrase : hors surdité ou geste volontaire, quiconque a des oreilles entend en permanence. Parmi nos cinq sens, c’est la particularité de l’ouïe : on entend les sons malgré nous. En disant cela, le Christ nous enjoint à comprendre ce qui est dit ; et s’il dit en substance « entendez ce que vous venez d’entendre », ce n’est pas qu’il fait appel à la seule capacité de percevoir les sons émis par sa bouche, mais bien à la compréhension, à l’intelligence.

Et s’il le fait, c’est qu’il sait qu’il n’est pas entendu, ici dans cet épisode du chapitre 7 de Marc, parce que ses auditeurs n’écoutent pas exactement ce qu’il dit. Ils écoutent autre chose. Il s’attendent à ce qu’il se défende sur les rites ; il répond en parlant de la pureté du cœur de l’homme.

Ces propos du Christ viennent après la première multiplication des pains, la marche sur les eaux et plusieurs miracles vus par des centaines, par des milliers de gens ; on peut imaginer que toute la Palestine sait que ce maître traverse le pays en prêchant et en accomplissant des prodiges ; et il est difficile aux Pharisiens de s’attaquer à Jésus sur ces événements-là et sur le fond de sa prédication, qui font déjà de lui un personnage populaire.

Leur réponse rhétorique et politique se porte sur le terrain qu’ils maîtrisent le mieux, c'est-à-dire la police de l’observance. Ils l’interpellent donc sur les rites de purification que la tradition exige de tous les juifs. Marc nous rappelle leurs exigences sur « la bonne manière de laver les coupes, les pots, les marmites de cuivre et les lits » – il est possible que le rédacteur de cet évangile, quelques lustres après la mort du Christ, soit toujours engagé dans la lutte contre cette tendance du judaïsme de son époque et prenne plaisir à insister sur l’hétérogénéité et l’ampleur de cette liste comme une démonstration par l’absurde.

La réponse que Jésus fait aux Pharisiens en petit comité, est de leur reprocher d’obéir à des règles transmises par les hommes. Il cite un verset d’Esaïe qui, plusieurs autres fois, s’en prend aux rites et aux règles religieuses de son temps – sept siècles avant le Christ. Sur notre feuille de culte aujourd’hui, j’ai rappelé un texte très violent d’Esaïe sur les sacrifices – il parle d’abominations, il dit « celui qui présente une offrande est comme celui qui répandrait du sang de porc », et le Christ s’inscrit dans cette tradition qui insiste sur la parole plus que sur les rites.

Après cette diatribe jetée aux Pharisiens et aux « quelques maîtres de la loi » qui sont venus de Jérusalem pour l’interpeler – entre parenthèses, cela fait plus de cent soixante kilomètres, trente-quatre heures de marche selon Google Maps, donc trois bonnes journées de voyage – c’est dire l’importance que l’on accorde à la prédication de Jésus. Et donc, après avoir traité les Pharisiens d’hypocrites, le Christ appelle la foule.

On suppose que la foule sait ce qui est en train de se jouer ; on imagine les juifs pieux, les curieux, les exaltés, les voisins, les oisifs, les malades et leurs proches qui viennent solliciter une guérison miraculeuse… qui tous attendent que le rabbi réapparaisse après sa confrontation avec les savants venus de Jérusalem. Et il lance cette bombe : « Écoutez-moi, vous tous, et comprenez ceci : Rien de ce qui entre du dehors en l'homme ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui le rend impur. Écoutez bien, si vous avez des oreilles pour entendre ! »

Il plante quelques clous dans le cercueil de la cacherout, c'est-à-dire des interdits alimentaires qui régissent la vie quotidienne des juifs : Marc le dit bien, « Par ces paroles, Jésus déclarait donc que tous les aliments peuvent être mangés ». Ce n’est ni plus ni moins que la remise en cause d’une identité religieuse que l’époque du Christ compte en dizaines de générations – l’essentiel de l’histoire humaine telle qu’on la conçoit alors.

Et au nom de quoi ? De la pureté – ou plutôt au nom de la purification. Nous sommes protestants et, pour nous, cette question de la pureté n’est pas au cœur de nos conceptions – ni dans notre vision d’un quotidien qu’il faudrait maintenir pur, ni dans notre vision d’un monde matériel nous entourant avec des aliments purs, des jours purs, des groupes humains purs ou impurs…

Pour reprendre la terminologie du théologien Paul Tillich, notre pratique se fonde sur le principe tandis que nos frères catholiques sont attachés à la substance – substance : les mains jointes, la génuflexion, le signe de croix, le cierge, l’image sainte, l’orientation des églises, les gestes du prêtre, etc… Nous nous distinguons, collectivement comme individuellement, de cette religion de la substance avec notre religion de principe, qui n’accorde pas d’importance à la matérialité dans sa pratique. Quand nous avons l’humeur à la polémique – même dans le cercle de famille, puisque nous sommes nombreux à appartenir à des milieux mixtes – quand nous avons l’humeur à la polémique, nous brandissons des répulsions qui datent au moins de Jean Calvin, nous parlons d’idolâtrie, de superstition. Et, pour tout dire, cet univers spirituel dans lequel se pose la question de la pureté de la substance nous est inconnu, tout au moins dans notre quotidien de fidèles de l’église protestante unie de France, dans une paroisse de tradition réformée.

Mais cette question est au cœur de la prédication de Jésus, lorsqu’il est sur les rives du lac de Tibériade, à Génésareth, au chapitre 7 de Marc. Il décide d’abolir le catalogue de purifications auxquelles tiennent les Pharisiens – le lavement des mains selon la coutume, la purification des marmites de cuivre ou des lits, la stricte catégorisation des aliments purs et des aliments impurs.

Cela nous semble une évidence historique mais n’oublions pas le monde contemporain. Si nos frères catholiques en France restent attachés à la substance sans ségréguer avec violence entre le pur et l’impur, nous vivons dans un temps où les prisons sont pleines de gens qui respectent avec scrupule un sévère jeûne annuel de purification, où des prêtres catholiques sont emprisonnés en Italie pour avoir été les agents de la piété, voire de la bigoterie de membres de la mafia, où des gangs brésiliens ultraviolents affichent leur affiliation à des dénominations évangéliques qui s’attachent à la magie de certaines prières et de certains rites… Le discours de Jésus ne parle pas que de juifs dans la Palestine antique ; il est aussi un discours pour aujourd’hui.

Si l’on veut se figurer ce à quoi ressemble une religion du rite telle que celle qu’affronte Jésus dans sa prédication, on peut lire la liste des 613 mitzvot du judaïsme contemporain – les 613 prescriptions fondées sur le texte biblique. Évidemment, beaucoup de prescriptions spirituelles – savoir qu’il y a un Dieu, ne pas spéculer sur la possibilité d’autre Dieu que lui, savoir qu’Il est un, l’aimer, le craindre, sanctifier son nom – cela fait déjà six mitzvot. Mais aussi des centaines d’obligations matérielles : ne pas se tatouer la peau, ne pas manger de vers trouvés dans les fruits tombés au sol, ne pas se raser les cheveux sur les côtés de la tête… Un large catalogue d’obligations que les Pharisiens ont démesurément rallongé par des règles de plus en plus détaillées.

Et le Christ établit ici l’indispensable distinction entre l’observance et la foi. Comme Esaïe avant lui, comme Jacques après sa mort, il insiste sur la nécessité de mettre la parole de Dieu en pratique. En pratique, cela ne veut pas dire par des rites qui prétendent purifier, mais par la pureté du cœur.

Cela aussi est révolutionnaire : il affirme que l’on ne protège pas la pureté de l’homme par des rites de purification mais que c’est l’homme lui-même qui doit se protéger de l’impureté puisque l’impureté vient de lui – il énumère : vivre dans l’immoralité, voler, tuer, commettre l’adultère, etc. Autrement dit, ce n’est pas la viande de porc ou le fait de manger après l’heure prescrite certains jours qui pollue le cœur et l’âme, mais des instincts, des désirs, des sentiments que chacun produit à l’intérieur de soi.

Il affirme que l’impureté de chaque humain, si l’on prend des termes biologiques, n’est pas acquise mais produite ; l’impureté n’est pas une essence qui rode autour de nous et qui nous assaille si l’on ne se frotte pas avec de l’eau savonneuse ou si l’on ne prie pas avant le repas – l’impureté est la conséquence de nos actes, de nos pensées, de nos paroles.

Et quand je parlais tout à l’heure de ce curieux fossé entre la vie de violence et de transgression de certains délinquants et leur observance stricte de rites religieux, c’est bien de cela que je parle – de la possibilité d’être un criminel et un bon chrétien, d’être un criminel et un bon musulman, d’être un criminel et un bon hindouiste, que sais-je encore… Car réduire une appartenance ou une identité religieuse à la seule pratique porte ce danger et d’abord ce danger-là. Comme le dit Jacques, par exemple, dans l’extrait que l’on a lu tout à l’heure : « Si quelqu'un croit être religieux et ne sait pas maîtriser sa langue, il se trompe lui-même : sa religion ne vaut rien ». Et c’est un exemple a minima, mais sans doute une menace plus probable pour notre pratique à chacun d’entre nous ici que de devenir un tueur de masse en ayant le sentiment de parfaitement servir Dieu.

Quand le Christ admoneste la foule et quand il dit « Écoutez bien, si vous avez des oreilles pour entendre », c’est cela qu’il annonce. Il dit que les rites de purification ne sont rien à côté de l’importance de la parole, puisque la parole ne suffit pas, à elle seule, à atteindre la pureté.

Une parenthèse : nous sommes très mal à l’aise, nous protestants d’aujourd’hui, avec le terme de pureté. Déjà, dans l’ordre du politique, du social, des affaires de la nation, parler de pureté éveille les plus affreux démons de l’Histoire. Ensuite, théologiquement, la Réforme est une complexe aventure dialectique entre la recherche de la pureté du message biblique et l’acceptation de son impossibilité. Le XVIIe siècle a vu naître les courants puritains dans l’Europe protestante et au Nouveau Monde, et l’on sait qu’ils ont suscité de magnifiques aventures spirituelles tout comme d’effrayantes tragédies humaines. Et, depuis quelques générations, tout au moins en France, nous avons pris l’habitude de nous méfier de ce terme-là, dont l’actualité du monde nous rappelle régulièrement qu’il est facilement une menace pour la vie humaine.

Néanmoins, si l’on n’arrive pas toujours à définir exactement ce qu’est ou ce que serait la pureté, on comprend très bien ce que nous dit le Christ quand il évoque « ces mauvaises choses [qui] sortent du dedans de l’homme et le rendent impur ». Et, au fond, l’enjeu est bien de ne pas tomber dans l’impureté.

Jacques nous parle encore : « Ne vous faites pas des illusions sur vous-même en vous contentant d’écouter la parole de Dieu ; mettez-la régulièrement en pratique. »

Alors nous avons beau ressasser en nous la délectation de la parole – « oh que c’est chose belle de Te louer Seigneur et d’entendre ta voix au milieu des fidèles » au psaume 92 ou ce verset sublime du psaume 12 – qui est sur la feuille de culte – « les paroles de l’Éternel sont des paroles pures, un argent éprouvé sur terre au creuset et sept fois épuré ».

Alors, donc, nous avons beau ressasser la délectation de la parole, le Christ nous assigne un objectif plus exigeant en nous disant d’entendre puisque nous avons des oreilles : il s’agit de mettre en actes la parole. Et il ne s’agit pas que de Sa parole, mais aussi de notre liberté.

Car le Christ ne délivre pas des rites pour nous offrir un vaste espace exempt d’obligations, il nous appelle à la responsabilité. Liberté, évidemment, des disciples qui se mettent à table dans la chaleur de la fraternité en négligeant les ablutions rituelles ; mais surtout responsabilité dans la manière nous exerçons cette liberté.

Il ne nous dit pas quel est le chemin de pureté – c’est l’affaire des Pharisiens, ça – mais il nous désigne clairement ce qu’est la voie de l’impureté. Se limiter à l’observance, écouter gentiment la parole sans admettre qu’elle exige que nous soyons en marche, et en marche dans ce monde et cette humanité. Et sans doute, quand le Christ dit « Écoutez bien, si vous avez des oreilles pour entendre », nous dit-il de comprendre ce que nos oreilles entendent, mais aussi d’agir – d’agir en conformité avec ce que nos oreilles entendent.

Car la parole n’est que paroles, n’est que mots, n’est que bruit, lorsqu’elle n’est pas notre vie, notre action, notre liberté ; lorsqu’elle ne guide pas notre existence hors de l’impureté. Entendre n’est pas tout. Entendre la parole selon le Christ, c’est la vivre.