Si Jésus est à table avec les publicains, où devons-nous être ? — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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Si Jésus est à table avec les publicains, où devons-nous être ?

Prédication du dimanche 7 mars 2021, par Bertrand Dicale

Prédication : « Si le Christ est à table avec les publicains, où devons-nous être ? »

 

 

Le passage de l’évangile selon Matthieu que nous venons de lire, je suppose que nous l’aimons tous et qu’il nous a tous frappés un jour, parce qu’il dit confusément que Jésus est du côté de ceux que l’on n’attend pas là.

C’est même une scène potentiellement importante dans le christianisme d’un adolescent ou dans un chemin de conversion : l’évangile nous dit que le Christ n’est pas avec les gens bien et – quand il est parlé des « gens de mauvaise réputation », on peut se figurer le Christ avec les marginaux, les chevelus, les tatoués – selon les générations. Avec cette scène, on construit facilement un Christ hippie, un Christ punk, que sais-je, un Christ zadiste.

Surtout, il y a dans cette scène quelque chose qui résiste, évidemment – une image mentale un peu contre-intuitive ; nous qui associons facilement la foi à la vertu, l’évangile nous montre autre chose.

 

D’abord, il y a l’appel de Matthieu. À ce moment de l’évangile – chapitre 9 – Jésus chemine avec ses disciples – dans l’évangile de Matthieu, nous sommes après le sermon sur la montagne, après plusieurs miracles et paraboles importantes. On ne parle pas encore des douze mais des disciples – parce que le dernier dont la vocation est explicitement écrite dans un évangile, c’est Matthieu. Le même épisode est raconté dans Marc et dans Luc, où le collecteur d’impôts est appelé Lévi. Longtemps, la tradition chrétienne a même considéré que l’auteur de l’évangile selon Matthieu était précisément ce Matthieu qui se lève soudain à l’appel de Jésus et le suit – mais depuis déjà un ou deux siècles, on sait qu’il ne s’agit pas du même homme.

Les trois évangiles nous signalent que Matthieu est collecteur d’impôts : il est assis au bureau des impôts, au péage, et même au guichet du péage, selon les traductions. En gros, il perçoit quelques pièces de chaque personne qui passe par un pont ou par une porte. Ce n’est pas un haut fonctionnaire des contributions directes, c’est un guichetier.

Vous le savez, dans la Bible, aucun détail n’est un détail. La profession de Matthieu est importante. Et le préciser au premier verset de notre extrait prépare ce qui se passe aux versets suivants : Jésus déjeune chez Matthieu, qui appelle sa parentèle, ses amis, ses collègues et les pharisiens font part de leur indignation aux disciples ; le Christ les entend et leur répond directement. Et nous n’aurions pas cette réponse si Matthieu n’avait pas été un publicain.  

Donc intéressons-nous aux gens autour de Jésus pendant ce déjeuner. Dans la traduction Segond, avec laquelle nous avons grandi, pour la plupart, et dans d’autres traductions encore, on parle de publicains. On parle aussi de péagers, de collecteurs d’impôts – comme dans la traduction en français courant que nous avons lue à l’instant.

On parle de gens de mauvaise réputation, de personnes de mauvaise vie, ou – dans un grand nombre de traductions classiques ou catholiques – on parle tout simplement de pécheurs. L’expression est assez vague, d’ailleurs, et on ne sait pas très bien qui sont vraiment ces gens autour du Christ et des publicains. Sont-ce des pochetrons et des marginaux viveurs, ou une frange de personnages louches qui sont au service de l’occupant romain et magouillent aux franges de la légalité ? On ne sait pas. Si l’on se réfère à la fiction, est-ce l’orgie polychrome d’Astérix chez les Helvètes ou est-ce que ce sont les cyniques de Lacombe Lucien ? On sait seulement – on sait surtout – qu’il y a des publicains.

 

Vous savez que dans la Palestine occupée par les Romains, la législation est celle de l’Empire : des impôts sont levés, notamment pour l’entretien de l’immense armée romaine ; ils ne sont pas prélevés par un État comme aujourd’hui mais par des organisations privées agissant au nom de l’Empereur. Et cette fonction est une concession, qui est vendue au plus offrant. À lui de payer à l’Empereur une certaine somme fixée à l’avance ; et il prélèvera son bénéfice au passage.

Le publicain est celui qui collecte les impôts auprès du public – de là son appellation dans les traductions françaises. Le publicain n’est pas le riche investisseur qui a acheté la charge des impôts, c’est son employé – son complice, même. Les publicains sont rapaces, mesquins (l’argent gagné sou après sou aux péages à l’entrée des villes), ils sont veules (ils s’en prennent avec moins de hargne aux riches), ils sont hypocrites (ils cachent leurs malversations derrière la loi), et ce sont des collabos (ils travaillent pour l’empereur de Rome, l’occupant).

Il est difficile d’imaginer que dans la Palestine de l’Évangile, on ait, comme aujourd’hui, la raison citoyenne qui nous apaise en nous disant que, finalement, le radar sur l’autoroute apporte de l’argent à ce qui est notre poche à tous – les caisses de l’État.

Et si l’évangéliste nous évoque les publicains, ce n’est certainement pas pour titiller les nerfs des contribuables mais parce que les publicains sont sans doute les Hébreux les plus méprisés – ce ne sont pas ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale mais ceux qui sont au plus bas de l’échelle de l’estime publique.

On se trompe sans doute – dans l’adolescence notamment – quand on croit que quand l’évangéliste parle de « gens de mauvaise réputation », il parle des mœurs – l’ivrognerie, la dépravation, l’oisiveté. Il parle plutôt d’humains dont la vie est mauvaise, c’est-à-dire honteuse.

Autrement dit, ces plus petits intermédiaires entre l’iniquité de la loi de l’envahisseur romain et la vie du petit peuple palestinien. L’évangéliste est dans l’actualité de la Palestine du 1er siècle. Souvenez-vous, dans l’évangile de Luc (Lc 3. 13) – évangile écrit au même moment que l’évangile de Matthieu – souvenez-vous de Jean le Baptiste qui dit aux publicains venant recevoir le baptême : « N’exigez rien au-delà de ce qui vous a été ordonné » ; souvenez-vous aussi, dans Luc (Lc 19 8), du repentir du publicain Zachée, qui dit qu’il va rendre au quadruple l’argent qu’il a gagné en trompant son prochain.

Donc il y a un contexte politique, historique, derrière cet épisode mais il nous interpelle, ici et aujourd’hui. Parce que si Jésus dit qu’il est le médecin dont ont besoin les malades, c’est aussi pour aujourd’hui, et pour son église.

Et s’il déjeune avec les publicains et d’autres personnes de mauvaise réputation, c’est pour manifester l’universalité de son message. Mais avant de s’adresser aux païens, c’est au sein du peuple juif que Jésus élargit la perspective : il s’affiche avec les malades de la moralité ; plutôt que festoyer avec les gens de bien, il porte son message parmi les gens de mauvaise réputation.

Sa démarche ne consiste pas à rassembler autour de lui les purs, les parfaits, les observants, les orthodoxes – ou plutôt les orthopraxes. Il choisit de s’entourer de ceux qui, justement, sont les plus suspects aux yeux des autorités ecclésiastiques – et aussi à nos yeux à nous. Et, évidemment, cela nous interroge sur notre propre rapport aux publicains.

Parce que, nous qui souhaitons la compagnie du Christ, nous sommes un peu jaloux, naturellement. Confusément, cet épisode heurte une évidence humaine : on imaginerait que Jésus récompense ceux qui sont justes ou du moins se sont déjà engagés sur un chemin de justice.

Évidemment, il déjeune avec Matthieu, à qui il vient de dire « suis-moi » et qui le suit. Mais les autres ? On pourrait même croire que Jésus va entrainer Matthieu à sa suite et lui demander de rompre avec ses amis, de tout quitter. Et c’est d’ailleurs ce qui se passe (vous vérifierez, chapitre 4 de l’évangile de Matthieu) au moment de la vocation de ses premiers disciples : Simon-Pierre et André abandonnent leurs filets, Jacques et Jean, les fils de Zébédée, laissent leur barque et leur père.

Là, ce n’est pas écrit dans l’évangile, mais on a l’impression que Jésus dit à Matthieu : « présente-moi tes amis ». Et, dans le récit que fait Matthieu l’évangéliste, c’est le premier twist, comme on dit dans le polar, le premier contrepied ; Jésus s’adresse de manière privilégiée à un groupe d’hommes qui semblent a priori très éloignés de son message (nous savons ce qu’il pense de l’argent, par exemple) et c’est d’une manière radicalement neuve : il appelle tous les pêcheurs, et il n’est pas venu pour les condamner – mais pour les sauver.

Et pour nous le dire, il côtoie ceux que nous – nous qui prétendons, qui espérons en une vie meilleure, en une vie juste, dans l’ici et maintenant de notre condition humaine –, il côtoie ceux que nous essayons de ne pas être ; ceux pour qui même nous avons du ressentiment, du dégoût – les publicains, ce ne sont pas des incapables, des idiots, des minables mais des humains à la conduite méprisable.

Le Christ ne fait pas que passer au milieu d’eux comme on le voit traverser des foules fréquemment dans les récits des évangiles. Non, il s’installe, il déjeune, il banquette, il festoie.

Pourquoi ? Il le dit : « Les personnes en bonne santé n’ont pas besoin de médecin, ce sont les malades qui en ont besoin. »

C’est la même parole que celle de la lampe – la lampe allumée dont on a plus besoin dans la nuit que dans la clarté du jour. Et notre espoir, en suivant le Christ, n’est pas d’avoir la certitude rassurante de vivre en plein jour mais de distinguer une lumière qui éclaire et qui nous révèle la nuit dans laquelle nous sommes.

Quand l’apôtre Paul s’adresse à Timothée, dans le texte que nous avons lu tout à l’heure, il dit que Dieu a eu pitié de lui en voulant « que Jésus-Christ démontre en [lui], le pire des pécheurs, toute sa patience comme exemple pour ceux qui, dans l'avenir, croiront en lui et recevront la vie éternelle. »

Et cela nous dit aussi à quoi servent les publicains : en s’installant avec eux à table, le Christ nous dit qu’il s’adresse à l’humanité imparfaite ; et il nous dit aussi que la supériorité morale des autres Hébreux sur ces humains de mauvaise réputation est illusoire.

En parlant à ces publicains méprisés, il nous rappelle qu’il n’est pas là pour mener un peuple pur vers une plus grande pureté encore, mais pour se colleter à l’humanité imparfaite – la vraie humanité, celle qui n’est pas nettement séparée entre la radieuse existence des élus et la noirceur uniforme des maudits – non, une humanité pleine d’ambiguïtés, de statuts intermédiaires et de situations difficiles à estimer au premier coup d’œil – et surtout une humanité en mouvement. Matthieu le publicain a quitté son péage pour suivre Jésus ; d’autres publicains feront le même chemin ; mais deux mille ans plus tard, nous ne vivons plus dans la Palestine antique et nous voyons chaque jour à l’œuvre les publicains contemporains, qui n’ont pas encore suivi le Christ.

 

Cela m’amène à une parenthèse quant à nos intentions de prière. Dans la prière d’intercession ici, au culte du dimanche ; dans nos prières personnelles, aussi.

Quand nous dit de prier les uns et pour les autres et au-delà – c’est-à-dire au-delà de notre communauté, au-delà de notre pays, au-delà de notre église –, nous n’avons pas beaucoup de mal à prier pour les tyrans, les terroristes ou les criminels – nos pasteurs nous le rappellent régulièrement, après que le Christ nous y a clairement invités. C’est vrai : j’ai souvenir de Théodore Monod, de la Fraternité spirituelle des Veilleurs, qui témoignait d’avoir appris à prier pour Hitler. Et, au fond, cela nous est très accessible.

En revanche, il est peut-être plus difficile de se dire que l’on devrait prier pour les publicains, c'est-à-dire pour les menus escrocs, pour les petits tyrans mesquins du quotidien, pour les indécrottables nuisibles – ceux qui parlent fort dans le bus ; ceux qui ne laissent pas les toilettes dans l’état de propreté où ils auraient aimé les trouver en entrant ; les piétons qui traversent tout doucement alors que le feu passe au vert ; les automobilistes qui commencent à avancer alors que l’on est encore sur le passage protégé…

Et nous pourrions les énumérer sans fin, ces publicains-là : l’employée du service client dit « ne quittez pas » au bout de dix minutes d’attente et qui raccroche ; le chef qui arrive avec dix minutes de retard à toutes les réunions qu’il a convoquées ; le pénible qui vole les colis Amazon dans le hall de l’immeuble – et puis, de toute façon, Amazon ; et le type qui parle très fort, tout près, avec son masque sous le nez…

Tous sont des sortes de publicains, aminés par des logiques, des valeurs, des appétits qui nous agacent et que nous méprisons volontiers – souvent d’ailleurs parce que notre foi protestante, notre passage chez les scouts, nos méditations bibliques, la prédication de nos pasteurs nous invitent à ce qu’on peut appeler grosso modo le civisme ou le vivre-ensemble.

Alors, nous résistons volontiers à cette injonction qui découle de ce repas de Jésus avec les publicains. Pourtant, il ne faudrait pas perdre confiance en eux, ou plutôt garder confiance en la lumière du Christ sur leur vie ; il faut attendre d’eux que le médecin les guérisse, que la lumière survienne dans leur nuit. Et quant à nous, cette espérance consiste quand même à prier pour les publicains, pour les agaçants, pour les nuisibles, pour tous ceux qui ont choisissent la voie de leur seul intérêt, de leur seul plaisir, de leur seul égoïsme – oui, il faut prier pour tous ceux-là ; il faut même prier pour les cons.

 

Le prophète Michée le disait tout à l’heure dans notre lecture tirée de l’Ancien Testament : « la conduite juste que le Seigneur exige des hommes [consiste] à respecter les droits des autres, aimer agir avec bonté et suivre avec soin le chemin que lui, votre Dieu, vous indique. »

Respecter les doits des autres, aimer agir avec bonté, suivre avec soin le chemin que Dieu nous indique. Cela peut faire que, dans cette vie, en suivant ces recommandations de Michée, nous quittions les rangs des publicains. Et que, ce faisant, nous réalisions que, quand nous avons lu pour la première fois ce récit de Matthieu 9, nous nous étonnions que Jésus déjeune avec les humains que nous méprisions ; mais, à ce moment-là, nous ne réalisions peut-être pas que c’était avec nous que le Christ s’était assis à table.

Oui, Jésus invite à se reconnaître imparfaits. Jésus invite à comprendre que nous incarnons souvent ce pour quoi nous éprouvons la plus grande réprobation. Nous croyons regarder de l’extérieur son repas avec les publicains. Nous ne comprenons pas toujours qu’en réunissant les amis du collecteur d’impôts, c'est nous qu’il invite à sa table. Nous, publicains – peut-être publicains par inadvertance, publicains par intermittence, publicains à mi-temps, mais publicains néanmoins.

Et qu’ici, le plus grand bienfait du Christ est de nous rappeler notre imperfection pour nous proposer, pour nous promettre d’en guérir.

Amen.