Comptons sur les méchants !
Comptons sur les méchants !
Prédication du dimanche 19 octobre 2025, par Bertrand Dicale
Lectures bibliques :
- 2 Thimothée 3, verset 14 à 4, verset 2
- Luc 18, versets 1 à 8
La parabole du juge inique que l’on vient de lire compte parmi ces textes de la Bible auxquels la raison résiste volontiers – et pas seulement la raison, d’ailleurs : nous sommes un peu heurtés par le fait que le Christ établisse un parallèle entre Dieu et ce juge inique.
Je ne sais pas en ce qui vous concerne mais, personnellement, s’il peut m’arriver de citer une parabole du Christ dans la conversation courante – le fils prodigue, la porte étroite, la parabole des talents –, jamais je n’ai évoqué en aucune m anière le juge inique – sauf peut-être pour dire que je n’aimerais pas prêcher sur ce texte-là.
Heureusement, le programme de lectures que suit notre église, puis la répartition des cultes entre notre pasteure Sophie Ollier et les prédicateurs laïcs m’amènent à vous inviter à méditer ce texte qui donne l’impression que même le rédacteur de l’évangile n’est pas tout à fait à son aise.
Formellement, d’abord, c’est une des rares paraboles précédées d’une déclaration d'intention : « Jésus leur disait cette parabole pour leur montrer qu’ils devaient toujours prier, sans jamais se décourager. »
Cela n’arrive pas souvent que Luc spoile un discours du Christ et l’introduise en disant déjà ce que sera sa conclusion.
On peut se dire qu’il précise cela à cause du contexte, c’est-à-dire ce qu’il y a à la fin chapitre 17 et dans la suite du chapitre 18, de part et d’autre de notre texte de ce dimanche, qui constitue une suite d’épisodes assez disparates : immédiatement avant, l’annonce du « jour où le Fils de l’homme paraîtra », c’est-à-dire la venue du royaume et la séparation entre les humains sauvés et les autres. Puis, immédiatement après, la parabole du pharisien et du publicain, appelée plutôt aujourd’hui parabole du pharisien et du collecteur d’impôts. Puis suivra la scène des petits enfants qu’on amène au Christ, que les disciples veulent repousser mais qu’il rappelle en disant « laissez venir à moi les petits enfants ».
Nous sommes là au cœur de ce que les biblistes appellent la section centrale de l’évangile de Luc, constituée en grande partie d’une série de logia – ou sentences, ou paroles du Christ, dont beaucoup proviendraient d’un texte aujourd’hui perdu, la fameuse source Q, qui serait avec l’évangile de Marc la principale source des évangiles de Matthieu et Luc.
Et la parabole du juge inique appartient au tiers de l’évangile de Luc dont on ne retrouve d’écho ni dans l’évangile de Marc, ni dans l’évangile de Matthieu – le Sondergut de Luc, disent les savants, c’est-à-dire son contenu singulier.
Cela n’a sans doute rien à voir avec sa provenance, mais ce n’est pas le texte le plus limpide des évangiles. Il contient quelque chose d’éminemment contre-intuitif. Et on pourrait y faire fausse route.
Paradoxalement, le héros – le héros agissant – n'en n’est pas la veuve, toute tenace, obstinée et patiente qu'elle soit ; non, la volonté de Dieu est accomplie par un personnage franchement antipathique, et même clairement adversaire de la volonté de Dieu – le juge inique.
D’ailleurs, au passage, Luc nous propose un rapide portrait psychologique de l’iniquité. Deux ingrédients : premièrement, ce juge ne craint pas Dieu – selon beaucoup de traductions – ou au moins – dans la traduction que nous utilisons pour nos prédications – ne se soucie pas de Dieu. D’ailleurs, je trouve intéressant que les Bibles des siècles précédents parlent de l’absence de la crainte tandis que la toute récente Bible en français courant nous parle seulement d’une indifférence – une attitude plus contemporaine, dans une société largement déchristianisée, que le défi, la morgue, la pose qui consiste à ne pas craindre Dieu – et à le dire, ce qui peut être une sorte de scandale à l’époque où John Nelson Darby ou Louis Segond traduisent le Nouveau Testament.
Donc cet homme ne se soucie pas de Dieu.
Deuxièmement, ce juge ne respecte pas les hommes. – Louis Segond traduit : « Il n’avait d’égards pour personne ».
Ce genre de personnage nous est familier, pour tout dire ; presque un archétype. Se tenant à distance de Dieu, sans considération pour les humains ; l'égoïsme, l’égotisme, l'égocentrisme que l’on peut facilement voir comme un symbole ou comme un symptôme d'un individualisme toxique – cet individualisme qui place le bon vouloir d’un individu au centre de l'humanité.
Et l’humanité, c’est cette veuve – et vous savez qu’une veuve, dans le temps de l’évangile, est la personne la moins protégée par la société. Elle n’a plus de parents pour l’épauler, elle n’a plus de mari pour subvenir à ses besoins – elle est privée aussi des soutiens que donne une voix qui porte à la synagogue.
Et c’est une veuve symbolique, évidemment, puisque l’histoire se passe dans « une ville », une ville qui n’est pas Jérusalem mais qui n’est pas nommée non plus. Pas plus que n’est expliquée l’affaire qui l’oppose à on ne sait quel adversaire.
Or ce n’est pas la compassion ni le souci de justice ni la crainte d’une remontrance ou d’un châtiment divin ou humain qui détermine le juge à revenir sur son iniquité jusque là tenace. Non, c’est la lassitude : « Je vais faire reconnaitre ses droits, pour qu’elle ne vienne plus sans cesse m’assommer. »
Et nous ne pouvons pas échapper à une sorte de réticence devant ce dénouement et devant l’explication donnée par le Christ : il faut considérer que la relation de la veuve et du juge inique figure une sorte de métaphore de l’attitude de Dieu face au croyant qui prie. Puisque même le juge injuste cède aux demandes répétées de la pauvre femme, il nous est promis que Dieu sera plus doux et plus conciliant à l’écoute de nos prières ; mais aussi que nos prières doivent être patientes, répétées, obstinées – un peu comme les réclamations faites au juge inique, mais quand même mieux accueillies.
On ne se tient pas devant la Bible comme devant n’importe quel livre. Écrit de main d’homme, il contient la parole de Dieu et c’est cela qui en fait sa valeur – pour nous dans ce temple comme pour l’histoire de l’humanité tout entière. Mais ce livre – la Sainte Bible – est aussi traduit et retraduit depuis des siècles, discuté et rediscuté, radiographié et reradiographié, commenté et recommenté… Et il faut parfois se retenir d’avoir des avis que nous aurions pour n’importe quel autre livre – et par exemple constater qu’ici ou là, l’auteur n’est pas très clair, que l’argumentation est moins convaincante, que la parole est moins limpide…
Mais cela nous invite aussi à déporter, à décentrer le regard, à essayer de deviner ce qu’un texte peut avoir à nous dire si on le déplie patiemment.
Et j’ai l’impression – très timidement, très modestement, très hésitamment – et j’ai l’impression que l’on peut voir deux dimensions dans cette parabole. La dimension du ciel et la dimension de la terre, pour employer des vieilles catégories de la réflexion théologique.
La dimension du ciel, c'est la certitude que la prière sera entendue, et que Dieu écoute mieux qu’un juge inique qui n’a nul souci de la justice.
Et puis il y a la dimension de la terre. Et cette fable du juge inique est aussi un message d'espérance.
Car nous ne croyons pas que la Bible soit seulement le livre de Dieu : nous voyons souvent que les évangélistes n’ont pas toujours conservé des paroles du Christ uniquement parce qu’elles portaient l'annonce du salut. Et, puisque Dieu s'est fait homme parmi les hommes, il laisse aussi une littérature humaine. Et cette littérature humaine ne nous parle pas seulement d’humains absolument justes accomplissant le Bien et d’humains résolument malfaisants produisant le Mal sur cette terre.
Maintes fois dans le Nouveau Testament comme chez les réformateurs comme chez tous nos théologiens et tous nos pasteurs et tous nos prédicateurs depuis 1517 au moins, il nous est rappelé que la lumière est plus nécessaire à la nuit qu’au jour. Et que donc l’œuvre de l’Esprit saint sera plus foudroyante, plus déterminante, plus décisive auprès de qui ne suit pas encore la Parole du Christ.
D’ailleurs, vous avez entendu notre premier texte, tiré de la Seconde lettre de Paul à Timothée : l’écriture, qui nous instruit de la Parole de Dieu, prépare et équipe le croyant pour bien agir à tous égards. Et l’épître affirme qu’il faut proclamer la parole de Dieu, que l’occasion soit ou non favorable – ce qui veut dire aussi la proclamer face à qui « ne se soucie pas de Dieu et n’a d’égards pour personne ».
Et c’est pourquoi nous devons regarder cette parabole du juge inique aussi comme une parabole très humaine qui nous instruit dans la patience et dans l’inlassable espoir en l’humain.
D’ailleurs, cette histoire du juge inique m’a toujours rappelé une histoire que m’avait racontée un immense chanteur de jazz, Jon Hendricks. J’essaie de résumer le récit qu’il m’avait fait, après une interview, et qui avait bien duré une quinzaine de minutes.
Dans les années 1950, il participait à la tournée d’un big band de jazz dans le Sud profond. Un bus entier de musiciens noirs avec un chauffeur noir. Ils jouaient pour un public exclusivement noir et ne garaient leur bus que près des salles de concert puisque tout le monde dormait dans le bus qui roulait la nuit de ville en ville. Et, en traversant vers minuit un comté connu pour être vigoureusement ségrégationniste, le bus tombe en panne.
Jon Hendricks est un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale. Courageux. Avec un autre copain musicien, il part dans la nuit à la recherche de secours. Et ils tombent très vite sur un village endormi. Une seule lumière : le bureau du shérif, comme dans un film. Ils racontent leur histoire au shérif, pas très aimable. Pendant qu’il commence à donner des coups de téléphone, les deux musiciens, qui se font discrets dans l’entrée, ont le temps de voir au mur et sur le bureau des insignes du Ku Klux Klan.
Le shérif les fait monter à l’arrière d’un pick up, ils vont jusqu’au bus, et puis arrivent trois ou quatre autres Blancs, avec un flingue à la ceinture, qui leur disent de rester dans le bus et qui commencent à travailler sur le moteur. Ils font même venir un camion dont ils prennent des pièces pour réparer. Au bout de plusieurs heures, un des Blancs dit au chauffeur d’essayer de démarrer. Et c’est bon, ça marche.
Alors Jon Hendricks demande au shérif combien coûte la réparation, comment remercier. Et le shérif leur dit : « Cassez-vous. Maintenant. Avant que le soleil se lève. Que personne ne sache qu’on accepte que des nègres s’arrêtent chez nous. »
Les musiciens sont repartis en bénissant le ciel que le shérif et ses copains soient assez racistes pour travailler presque toute une nuit à réparer leur bus sans les faire payer.
La parabole du juge inique ressemble à cette histoire : parfois, le Bien arrive grâce aux méchants ; parfois, les faibles sont secourus par des salauds ; parfois les pires des hommes rendent le monde un peu meilleur.
Cela n’arrive pas seulement dans des paraboles bibliques ou dans des souvenirs de jazzmen américains. On le voit aussi, par exemple, dans l’actualité internationale de ces dernières semaines, pendant lesquelles nous avons dû admettre qu’un personnage qui ne nous semble pas animé en général des meilleures intentions humanistes avait fait avancer la paix.
Et cette parabole nous invite à méditer sur ce vertige-là. Les juges iniques de notre monde, on les trouve facilement, que l'on se tourne vers les palais de la République, vers le Moyen-Orient, vers l'autre côté de l'Atlantique ou même vers le cœur de beaucoup de nos concitoyens. Et, parfois, à contrepied, leur iniquité cède comme elle a cédé dans cette ville de la Palestine de l’Antiquité.
Souvent nous prions, seuls ou tous ensemble, pour que la paix, la concorde, la justice adviennent dans ce monde. Et l’évangile de Luc nous rappelle que le Bien survient parfois pour de mauvaises raisons et par des personnes que nous n’attendions pas dans ce rôle.
Faut-il croire qu’en employant la ruse, qu’en se déguisant sous les apparences de l'égoïsme ou de l’impatience, l'Esprit Saint inspire chez le méchant ce que le cœur juste désire ?
Notre espérance de chrétiens est là également. Et, d’ailleurs, c'est souvent ce que nous exprimons dans nos prières d'intercession en espérant que les dirigeants de ce monde choisissent la paix, l’équité, l'égalité, la fraternité. Nous savons qu’il y a peu de chances que ce soit seulement par amour de la paix, de l’équité, de l’égalité ou de la fraternité qu’ils en fassent le moteur de leur action.
Mais, mes sœurs et mes frères, c’est cela que nous attendons aussi, c’est cela aussi que nous espérons : que malgré eux les méchants se conduisent bien, que malgré eux les méchants fassent le Bien.
L’espérance est aussi là : espérer des surprises des juges iniques en sachant qu’ils sont iniques, croire imperturbablement que l’Esprit Saint parviendra à les éclairer, que d’une manière ou d’une autre, ils se convertiront, peut-être l’espace d’un instant, à la Parole d’amour du Christ.
Je me souviens d’une interview de Théodore Monod, naturaliste et théologien, figure de la fraternité spirituelle des Veilleurs et indécrottablement pacifiste. Le journaliste était un peu agacé par tout ce pacifisme mais Monod disait cette certitude difficile à partager peut-être, mais clairement chrétienne, selon laquelle il faut espérer le plus longtemps possible que, fusse un instant avant sa mort, Adolf Hitler se repente et renonce au Mal.
On ne peut fonder notre action dans ce monde et pour ce monde sur le seul espoir que les méchants se convertissent à la bonté et à la justice. Mais peut-être faut-il apprendre à compter sur la possibilité d’une lumière dans leur nuit. Oui, peut-être…
Et prier pour cela aussi.
Amen.