"Nous, frères du fils prodigue" — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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"Nous, frères du fils prodigue"

Texte de la prédication du dimanche 4 septembre 2022, par Bertrand Dicale

Lecture biblique : Luc 15, versets 11 à 32

 

Prédication : « Nous, frères du fils prodigue »

 

 

 

Nous voici face au fils prodigue. Ce passage de l’évangile de Luc est au programme des lectures de notre église – et de nombreuses églises catholiques ou protestantes de langue française à travers le monde – pour dimanche prochain. Mais comme Christian Baccuet ne prêchera pas sur ce passage la semaine prochaine, je n’ai pas résisté au plaisir d’interroger ce texte qui est un des plus célèbres des évangiles mais aussi un des plus opaques.

D’ailleurs, la parabole du fils prodigue est traitée par tous les arts en Occident mais je trouve significatif que ce ne soit pas très abondamment, ni de manière très convaincante. On a l’impression qu’il est difficile d’arracher cette histoire à la Bible et de l’amener dans le domaine de la création. On peut se souvenir d’un Rembrandt évidemment sublime, mais aussi des deux tableaux de James Tissot représentant le départ et le retour du fils prodigue, conservés au Petit Palais, qui sont des peintures très fadasses. Et puis un souvenir d’un film noir et blanc du dimanche après-midi à la télévision, un navet absolu avec une bombasse venimeuse – c’est comme ça que j’ai connu Lana Turner, dans cette œuvre fort médiocre des années 50.

Assez peu de chefs d’œuvre, donc, sans doute car cette parabole n’est pas vraiment un conte, mais bien un discours purement spirituel.

 

Du point de vue de l’histoire de la Bible, la parabole du fils prodigue n’est présente que dans l’évangile de Luc, dans ce que les savants appellent la « section centrale » qui enchaine des dizaines de paraboles, ces récits fictionnels que Jésus utilise pour faire comprendre un message novateur dans son époque. Les historiens de la Bible pensent qu’une bonne partie de ces histoires proviennent d’un recueil de paroles du Christ aujourd’hui perdu, et qui est une source commune aux évangiles de Matthieu et de Luc, que ces deux auteurs ajoutent l’un et l’autre à leur autre source principale, l’évangile de Marc, le premier à avoir été écrit.

Le chapitre 15 de Luc enchaine donc trois paraboles : la brebis (ou le mouton) égarée, la drachme perdue et le fils prodigue. La première – la brebis égarée – est présente également dans l’évangile de Matthieu. Et ces deux petites paraboles parallèles et presque redondantes sont sur notre feuille de culte – pour ne pas avoir une lecture trop longue aujourd’hui.

Au chapitre 15 de l’évangile de Luc, nous sommes dans la montée vers Jérusalem et les ennemis du Christ lui reprochent de fréquenter des collecteurs d’impôts et des gens de mauvaise réputation – c’est-à-dire des femmes et des hommes qui ne se conforment pas aux règles de conduite telles qu’elles sont définies par leur religion. Le Christ commence sa réponse par la brebis égarée et la drachme perdue, ce qui est transparent : il passe du temps avec les pécheurs – et pourquoi pas à table, et pourquoi pas chez eux – il passe du temps avec les pécheurs parce qu’il les cherche, en quelque sorte ; il veut leur salut et, dans la masse de l’humanité, il se consacre au mouton perdu sur les cent moutons, à la pièce d’argent perdue sur les dix drachmes.

Dans ce contexte-là surgit le fils prodigue, parce que le Christ explique ce qu’il convient de faire face à ce que son époque appelle le péché – la faute, la violation des règles religieuses, l’égarement aussi.

D’ailleurs, c’est peut-être pour cela que l’iconographie de cette parabole dans l’art d’inspiration religieuse est aussi mince : les péripéties de cette parabole sont certes assez photogéniques – un fils revenant au logis amaigri et repentant, une fête luxueuse, un fils aîné qui boude dans son coin –, l’essentiel de ce qui se joue dans ce récit est plutôt abstrait, ne se montre pas. Car il s’agit d’un discours sur la miséricorde, sur le pardon, et surtout sur notre capacité à comprendre ce qu’est l’amour de Dieu.

 

Vous le savez, nous sommes toujours présents dans les paraboles du Christ. Nous sommes toujours convoqués à une identification. Ici, le Christ sait que ses auditeurs – et ses auditeurs jusqu’à aujourd’hui – vont se trouver en mauvaise posture par rapport à ce qu’ils savent déjà de son message. Il sait ce qui nous viendra facilement à la pensée quand il en arrivera, par exemple, à ce passage : « Il aurait bien voulu se nourrir des fruits du caroubier que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait. »

Jésus sait très bien que, dans notre for intérieur, une petite voix dit que c’est bien fait pour le fils parti au loin, qui a dilapidé sa part d’héritage, mais aussi que nous éprouverons immédiatement la mauvaise conscience d’avoir cédé à ce que nous savons être un « mauvais sentiment ».

Car ce qu’exprime le frère aîné lorsqu’il se tient à l’écart n’est rien moins que de la jalousie. Il ne se plaint pas de l’austérité de l’existence chez son père, sans même un chevreau pour faire la fête avec ses amis – il ne s’en plaint pas car il l’a acceptée de bonne grâce. Ce qui le met soudain en colère, c’est la disproportion du cadeau fait à son frère revenu au bercail. Il se plaint de ce que l’autre a obtenu une faveur à laquelle il n’a pas eu droit – c’est au sens propre ce que l’on appelle la jalousie.

Et, ici, nous n’avons guère le choix du personnage. On peut lire des paraboles des évangiles en ne sachant pas exactement si nous sommes l’ouvrier de la première heure, l’ouvrier de la sixième heure ou l’ouvrier de la onzième heure ; on peut lire des paraboles sans savoir si nous sommes tout à fait une vierge folle ou tout à fait une vierge sage. Mais, dans la parabole du fils prodigue, nous savons bien à qui s’adresse le Christ : le nœud de son discours s’adresse à l’aîné des deux héritiers, parce que nous sommes tous les frères du fils prodigue.

Nous sommes les frères du fils prodigue, et cette parabole veut nous faire bien entendre ce que Dieu attend de nous – et bien comprendre que ce n’est pas seulement l’obéissance aux usages, aux règles, au respect de la tradition, à la préservation des liens sociaux – tout ce que l’on résume souvent sous le nom de morale.

Jacques Ellul, sociologue et théologien protestant et libertaire, dit de la parabole du fils prodigue qu’elle propose une antimorale – un enseignement de Dieu qui nous éloigne de ce que nous maquillons du nom de Dieu quand nous voulons régir la société ; un enseignement qui retourne notre transcription quotidienne de la volonté de Dieu.

Et, plus largement, cette parabole nous met en garde contre la tentation d’une religion du barème, d’une religion de la grille indiciaire, d’une religion de l’automaticité du châtiment et de la récompense.

Pour nous, chrétiens de tradition réformée – je parle globalement –, pour nous, c’est une sorte de rappel par anticipation de ce contre quoi s’insurge Martin Luther dans la querelle des indulgences, il y a 505 ans : historiquement, la Réforme nait du scandale d’un échange entre un geste – une offrande d’argent, en l’occurrence – et une tranche de dix, vingt, trente années de purgatoire.

Mais, tout protestants que nous sommes, nous continuons volontiers de résister à cette figure du père qui tue le veau gras pour le retour du fils qui avait quitté sa maison, nous résistons parce que quelque chose en nous – quelque chose en l’homme – réclame une justice qui n’agit pas seulement par l’amour, mais par la rétribution, par le donnant-donnant – par les œuvres, dit le Nouveau Testament. Quand le fils aîné proteste et dit qu’il n’a pas demandé sa part d’héritage – c'est-à-dire qu’il n’a pas amputé le patrimoine de sa famille –, qu’il a travaillé, qu’il a obéi, qu’il n’est pas allé s’arsouiller dans des bouges, quand il dit tout cela, il dit en creux que c’est tant pis pour son frère. Tant pis ; qu’il continue à nourrir les porcs, qu’il soit vêtu de haillons, qu’il crève de faim – tant pis, c’est de sa faute, il l’a bien cherché.

Et, d’ailleurs, il y a deux homélies intéressantes de Joseph Radzinger, pape catholique sous le nom de Benoît XVI, et qui résume la parabole du fils prodigue comme une sorte de normalité humaine, comme une métaphore de la nécessité d’une famille – et aussi de l’église catholique – de s’épanouir harmonieusement sans se laisser étourdir par les fausses libertés ; et donc le père – ou l’église, ou le pape – attend patiemment que le fils parti ait revendiqué son autonomie jusque dans ses échecs, puis revienne, réconcilié et rendu à l’obéissance.

 

Mais je crois que c’est un peu oublier l’âpreté du récit du Christ.

Certes, le père dit au fils ainé : « Tout ce que je possède est à toi », mais surtout il contredit l’idée d’une récompense automatique et proportionnelle pour une vie de docilité et de fidélité.

Ce que est dit là heurte les religions du geste et de l’obéissance – les religions à cinq prières par jour, les religions à cierge consacré, les religions à règlements vestimentaires, les religions à gestes magiques, et aussi les religions de la verticalité – un père dont on attend qu’il fasse respecter le règlement, des fils avertis du danger qu’il y a à quitter le foyer ou des fils patients dans l’obéissance. Cette religion-là, c’est celle des pharisiens et des docteurs de la loi qui n’aiment pas que Jésus soit à table avec des gens de mauvaise réputation. Une religion dans laquelle on obéit pour obtenir assez mécaniquement son séjour céleste.

L’évangile nous invite à nous décaler de nos inclinations « naturelles », de cette sorte de morale qui se fonderait sur la seule conformité, sur la seule règle, sur la seule automaticité d’une justice toute simple et finalement assez humaine – oui, cette parabole nous dit avec force que la justice de Dieu n’est pas de la même construction que la justice des hommes.

Quand le père de la parabole dit qu’il se réjouit que son fils ne soit pas mort, c’est affirmer que, face à la vie de dérives, d’erreurs, de vices et de désespoir du fils cadet, sa logique n’est pas une logique de châtiment ou de rétribution. Il pardonne, il ouvre les bras au-delà du pardon.

Il dit là que la relation à Dieu se construit à travers une histoire, un amour, et non par rapport à une réglementation. Il dit que la miséricorde de Dieu pas une récompense pour les plus méritants, mais l’espérance des égarés.

Cet évangile nous rappelle que la certitude du droit chemin est confortable, mais illusoire : le fils aîné croit qu’il recevra une récompense de son père et n’a pas compris qu’il a déjà hérité. Son seul souci de l’obéissance le ferme à l’ampleur de l’amour de Dieu, puisque son univers mental exclut que l’on fête le retour de son frère perdu.

Ce n’est pas le seul texte de la Bible à le faire, certes ; mais cette parabole éveille en nous la conscience de la liberté dans la relation à Dieu – la nôtre et aussi celle de l’autre – celle de l’autre qui n’est pas forcément la même que la nôtre. Et, au bout de cette liberté, il reste la liberté tragique et douloureuse de celui qui ne revient pas au Père.

Ce texte d’aujourd’hui nous dit que l’amour de Dieu est plus vaste que ce que nous imaginons – pour nous comme pour l’autre, pour celui dont nous doutons, pour celui que nous croyons perdu. Voici le risque de la foi, voici la splendeur de la grâce : puisque la liberté est donnée à chacun, notre salut est remis entre les mains de Dieu et non dans les ambitions humaines de sanctification.

Dans le programme de la Bible en six ans que suit notre église, le texte de Luc 15 que nous méditons aujourd’hui est associé à un extrait du livre du prophète Michée qui dit avec force la certitude de l’amour du père, malgré les chutes et malgré la nuit : « Même si nous sommes tombés, nous nous relèverons ! Même si nous sommes dans l'obscurité, le Seigneur est notre lumière ! Nous devons supporter la colère du Seigneur, car nous avons péché contre lui. Mais le moment viendra où il défendra notre cause et rétablira nos droits. Il nous ramènera à la lumière, et nous comblera de ses bienfaits. »

Et n’oublions pas que le monde réel – la société des hommes – est le plus souvent gouverné par le frère du fils prodigue. Et, par exemple, la situation qui est faite aux sans domicile fixe – pas loin, dans notre pays, dans notre ville, aujourd’hui –, ou la situation qui est faite aux prisonniers – pas loin, dans notre pays, dans notre ville, aujourd’hui – nous rappelle que, quand le fils prodigue approche de la maison qu’il a quittée jadis, nous sommes comme son frère dans la parabole : nous ne parvenons pas à tout à fait nous réjouir de ce qu’il soit revenu, et nous sommes même prêts à penser qu’il a bien tort de revenir frapper à la porte du père ; nous pensons – nous pensons, nous collectivement, cette société – nous pensons que ses blessures, sa crasse, ses tatouages de taulard, ses vêtements qui puent, son haleine embarrassante, son casier judiciaire, il les a bien cherchés. Et l’on voudrait surtout que le père ne tue pas le veau gras, que le châtiment soit toujours plus rude.

Or si on lit avec tendresse cet évangile-là, on doit être sûr que le père ouvre ses bras alors que nous restons à bouder dans notre coin, que le père ouvre les portes, et ouvre sa table, et ouvre les grilles, alors que nous comptons notre petit héritage en pièces d’argent.

Et s’il me reste une intention de prière à formuler, il nous faut prier pour les fils qui ne reviennent pas au Père.

Amen.